FASSBINDER, UN REBELLE EN MAJESTE
Personnage plus grand que nature, Rainer Werner Fassbinder occupe une place à part dans le cinéma allemand. Né en 1945 à Bad Wörishofen, un petit bled de Bavière, il incarne la génération d’après, celle qui n’a pas connu le nazisme. Dans son cinéma, ce film de médecin renvoie à la génération des pères un rude miroir dépourvu d’illusions. Dans sa vie, RWF dévore tout, souvent frénétiquement. Les hommes, les femmes, l’alcool, les stupéfiants. Dans son art, il est simplement unique. Tant au théâtre qu’à la télévision et évidemment sur le grand écran, le rebelle mal rasé travaille d’arrache-pied, entouré d’une véritable troupe qu’il câline et malmène à la fois. Il meurt jeune, à 37 ans, mais il laisse 27 films réalisés entre 1966 et 1982, 16 réalisations pour la télévision entre 1970 et 1980 et 21 pièces ou mises en scène au théâtre entre 1965 et 1976. Excusez du peu!
C’est à ce vrai pionnier qui disait « Vis-à-vis du public, on ne devrait jamais être complaisant mais toujours provocant », à ce géant hirsute, colérique et dépressif, attentionné et tendre, fragile et éruptif que Carlotta Films consacre deux passionnants coffrets. En parallèle avec la rétrospective intégrale que la Cinémathèque française consacre (à Paris, jusqu’au 13 mai) à Fassbinder, voici, pour la première fois en deux coffrets Blu-ray, quinze chefs d’oeuvre emblématiques de RWF. Par ailleurs, au cinéma, dès le 18 avril puis dès le 2 mai, on pourra voir, sur grand écran, deux vagues de chefs d’oeuvre, la première avec des films tournés entre 1969 et 1973, la seconde avec des réalisations de 1974 à 1981.
C’est donc dans le tableau extraordinairement riche et complexe de l’Allemagne dans la seconde moitié du XXe siècle que l’on plonge avec ces deux coffrets collector qui attestent du génie de Fassbinder à travers quinze oeuvres culte présentées dans de très belles restaurations inédites. Bien sûr, il manque, ici, quelques perles comme Maman Kusters s’en va au ciel ou l’ultime Querelle mais l’ensemble vaut absolument le détour.
Dans le volume 1, on attaque avec L’amour est plus fort que la mort (1969) dédié à Chabrol, Rohmer et Jean-Marie Straub dans lequel Fassbinder incarne Franz, une petit souteneur qui refuse de s’allier à un syndicat du crime. A la manière des films noirs américains, RWF raconte les aventures d’un triangle amoureux où, déjà, Hanna Schygulla, l’icône fassbindérienne par excellence, est lumineuse. Dans Katzelmacher (1969) terme argotique bavarois injurieux qui désigne l’immigré venu du sud de l’Europe, Jorgos (incarné par RWF) affronte la haine d’un groupe de jeunes désoeuvrés. Prenez garde à la sainte putain ((1970) est une réflexion sur le cinéma à travers les difficultés, les jalousies, les conflits sur un tournage. Avec Le marchand de quatre saisons (1971), RWF est sélectionné à la Mostra de Venise et signe une tragédie familiale dans les années cinquante autour d’un homme, ancien policier alcoolique, devenu marchand de fruits et légumes, qui sombre dans la dépression. Tourné en dix jours, adapté d’une pièce écrite par RWF et se déroulant entièrement dans l’appartement d’une styliste réputée, Les larmes amères de Petra von Kant (1972) est un mélodrame flamboyant (RWF est un fan absolu de Douglas Sirk) composé de superbes portraits de femmes incarnées par Margit Carstensen, Hanna Schygulla, Eva Mates, Katrin Schaake ou Irm Hermann… Produit pour la télévision, Martha (1973) est un thriller en forme de réflexion sur la paranoïa qui puise son atmosphère dans les histoires d’amour passionnées hollywoodiennes dont Fassbinder était très friand. Avec Tous les autres s’appellent Ali (1973), RWF transpose le Tout ce que le ciel permet (1955) de Sirk dans l’Allemagne des années 70. Un couple mixte -un Marocain et une Allemande de vingt ans son aînée- sont en butte au racisme ordinaire anti-immigrés.
Le volume 2 s’ouvre par une superbe célébration de la femme. Adaptation fidèle d’un roman de Theodor Fontane, Effi Briest (1974) permet encore une fois à RWF de partir sur les traces de son maître Sirk avec un mélodrame autour de la peur et de la soumission dans lequel Hanna Schygulla est superbe. Dans Le droit du plus fort (1974), Franz dit Fox, forain au chômage, drague Max, un antiquaire qui va l’introduire dans la monde homosexuel bourgeois. Interprète de Franz, Fassbinder livre un tableau cruel de la réalité des rapports de classe où les prolétaires seront toujours exploités. Oeuvre âpre et cynique, Roulette chinoise (1976) peint, autour de couples illégitimes réunis dans une maison de campagne, le portrait d’une société en pleine perdition. En perdition, les personnages de L’année des treize lunes (1978) le sont aussi. Autour de la transsexuelle Elvira rouée de coups par des homosexuels, RWF filme une descente aux enfers qui est aussi un adieu de RWF à son ami, le comédien Armin Meier, disparu en 78. Enfin, avec la fameuse trilogie allemande, le coffret comprend trois grands portraits de femmes avec Hanna Schygulla dans Le mariage de Maria Braun (1978) avec lequel le cinéaste connut un large succès public, Barbara Sukowa dans Lola, une femme allemande (1981), histoire de séduction et de déchéance autour du triptyque nazisme/démocratie/capitalisme, enfin Rosel Zech dans Le secret de Veronika Voss (1981), sublime film crépusculaire sur le 7e art. Ancienne star de l’UFA et icône du cinéma nazi, Veronika Voss renvoie à une Allemagne qui préfère oublier ses vieux démons, le miroir de sa mauvaise conscience…
Pour faire bonne mesure, cet ensemble collector est accompagné d’une superbe brassée de suppléments. On va de la curiosité que constitue Life, Love & Celluloid, le documentaire (90 mn) de Juliane Lorenz (dernière compagne du cinéaste et présidente de la Fondation Fassbinder) consacré à la rétrospective new-yorkaise au MoMA en 1997 en passant par l’analyse en profondeur de La trilogie allemande (42 mn) par Nicole Brenez, Marielle Silhouette et Cédric Anger ou encore quelques entretiens avec Fassbinder. Hanna Schygulla décrypte son travail avec RWF sur Maria Braun dans Hanna, une femme allemande (19 mn) tandis que Caroline Champetier, directeur de la photographie, se penche sur la sophistication visuelle et la trivialité des corps dans Lola, les feux d’artifice (15 mn). Quant à Nicolas Ripoche, il signe, avec Fassbinder Frauen (25 mn), un beau collage muet mais musical et chapitré (Corps, Angoisse, Victime, Objet, Solitude, Manipulation etc.) sur les multiples femmes qui peuplent l’univers filmique du maître allemand. On y voit, dans Lola, la danse de Barbara Sukowa dans la version la plus érotique et la plus bouillante de la chanson Capri Fischer…
(Carlotta)