Des rêves perdus et l’espoir, pourtant
« Heureux, dit un proverbe berbère, celui qui peut agir selon ses désirs ». C’est dans l’immensité des montagnes de l’Atlas que s’ouvre le nouveau film de Nabil Ayouch. C’est là qu’en 1982, marche un enseignant à l’oeil brillant, passionné par le souci et le plaisir de transmettre à ses petits élèves les beautés du monde et l’infini du cosmos. Hélas, les temps sont incertains et lorsqu’un envoyé de la direction de l’enseignement vient ordonner la fin du berbère et l’obligation de l’arabe classique, Abdellah résiste brièvement. Il objecte que les écoliers ne comprennent rien mais le sombre émissaire affirme qu’ils s’adapteront. Quel horizon pour le petit prof: rester et se battre? S’envoler, partir, se dissoudre? Abdellah devra faire un choix déchirant, d’autant plus qu’il partage, en secret, un bel amour avec la radieuse Yto…
Avec Razzia, Nabil Ayouch livre un magnifique film choral où, à Casablanca, entre le passé et le présent, il fait se croiser les trajectoires d’une série de personnages qui ont, en commun, de vouloir vivre pleinement leur vie, au mépris des obligations sociales, des conventions, des dangers même mais dans une unique quête de liberté…
Le cinéaste situe son film à deux époques. Le début des années 80 est celui de l’accélération des réformes de l’arabisation avec la bascule vers un enseignement pratique de l’arabe classique nécessitant des professeurs « importés » des pays du Moyen Orient (Arabie saoudite, Syrie, Egypte…) car les enseignants locaux n’avaient pas été formés. Ces profs apportaient avec eux la langue mais aussi une idéologie et un islam salafiste très différent de l’islam marocain correspondant, lui, au rite malekite ouvert et tolérant. De plus, cela s’accompagna au Maroc d’une suppression des humanités dans le cursus universitaire: la philosophie et la sociologie disparaissant des programmes.
La seconde époque de Razzia se situe dans le très chaud été 2015. Le cinéaste explique que ce fut le goulot d’étranglement « des contradictions d’une société qui, par essence, se trouve dans le paradoxe d’un conflit flagrant entre tradition et modernité. Et là, d’un seul coup, une série d’affaires extrêmement révélatrices de ce paradoxe se sont produites. L’interdiction très violente (et illégale) de Much Loved, assortie d’une vindicte populaire et de toute une série de manipulations, mais aussi, en même temps, un concert de Jennifer Lopez qui déclenche un tollé chez les islamistes, des homos qui se font lyncher, des filles qui portent une jupe et se retrouvent inculpées, jugées… » Mais les événements de l’été 2015 ont contribué aussi à libérer une parole qui, évidemment, irradie le film…
Né à Paris en 1969 d’un mère juive française d’origine tunisienne et d’un père musulman marocain, Nabil Ayouch débute comme réalisateur en 1997 avec Mektoub. Il donnera ensuite Ali Zaoua prince de la rue (2000) et il est remarqué à Cannes en 2012 avec Les chevaux de Dieu. Mais c’est Much Loved qui, en 2015, l’expose en pleine lumière. Présenté à Cannes, à la Quinzaine des réalisateurs, le film raconte les aventures de trois jeunes femmes, objets de désirs inavoués dans la société marocaine, qui vivent d’amours tarifés à Marrakech. Pour le cinéaste, c’est l’occasion d’aborder le problème social d’une prostitution, réelle mais niée, et donner la parole à des femmes qui souffrent. Mais le film est interdit au Maroc, vilipendé dans les milieux islamistes tandis qu’Ayouch se dit victime d’une campagne d’« hystérie collective ». En septembre 2015, Loubna Abidar, l’actrice principale de Much Loved sera victime d’une violente agression et contrainte de s’expatrier en France pour garantir sa sécurité.
Après Much Loved, Ayouch admet que ce fut difficile de revenir au cinéma car Maryam Touzani (radieuse interprète de Salima, coscénariste de Razzia et épouse du cinéaste) et lui se sont sentis très seuls dans la bataille. C’est cependant un metteur en scène apaisé et avec des convictions plus profondes encore, dit-il, qui s’est mis à l’oeuvre: « L’image est un écran mais aussi un miroir. Et quand le miroir renvoie, à travers des personnages incarnés, à ce que nous sommes, c’est d’une puissance unique. »
Avec, pour décor, ce Casablanca -ville tour de Babel- qui est une source d’inspiration profonde et totale et où il réside, Ayouch emporte le spectateur dans les traces de la magnifique Salima qui porte, fièrement, sa crinière noire et ses robes courtes (qui lui valent des insultes dans la rue) et assume de vivre pleinement sa liberté de femme au mépris des regards torves. On croise aussi Hakim, gay et fan de Queen, qui rêve de faire carrière dans la musique, d’être le Freddy Mercury du Maroc mais souffre du lourd silence désapprobateur de son père. Restaurateur juif, Joe s’occupe de son vieux père et veut croire qu’il y aura toujours assez de Juifs à « Casa » pour les enterrer. Dans son joyeux établissement, il emploie Ilyas qui fut, dans l’Atlas, l’un des petits écoliers d’Abdellah… Un Ilyas qui vit dans la nostalgie du fameux Casablanca (1942) de Michael Curtiz dont l’entêtante mélodie As time goes by chantée par Dooley Wilson baigne souvent Razzia. Et puis, il y a Inès, adolescente des beaux quartiers, fille d’une famille riche, qui a envie de fêtes, parle avec ses copines d’hymen recousu et rêve surtout de connaître l’amour…
Dans ce Razzia qui s’ouvre, au premier plan, sur un trou creusé, tel une porte, dans un mur et s’achève, au dernier plan, sur le vaste et lumineux espace de la mer, le cinéaste observe une suite de déchirements intérieurs. Tous les personnages, pour lesquels on sent la profonde empathie du cinéaste, vivent, ici, une perte. La perte précoce et mécanique de sa virginité pour Inès, la perte de son rêve de musique pour Hakim qui chante, a capella, We are the Champions dans une salle vide, la perte de ses espoirs de vivre-ensemble pour Joe lorsqu’une mignonne prostituée se refuse à lui, la perte de ses illusions pour Ilyas qui se berçait des mythes hollywoodiens et des anecdotes de tournage de Casablanca dans la médina alors que le film a été entièrement tourné en studio à Los Angeles… Seule, Salima, en marchant vers la mer, enceinte et resplendissante, affirme le courage d’une femme moderne et debout…
En braquant sa caméra sur des minorités, Nabil Ayouch parle du Maroc mais fait aussi un état du monde. Malgré les pesanteurs, les tensions et le vacarme d’une révolte qui monte, le remarquable Razzia distille un message d’espoir, celui d’inventer une nouvelle société ouverte sur les libertés individuelles et tolérant toutes les différences.
RAZZIA Drame (Maroc – 1h59) de Nabil Ayouch avec Maryam Touzani, Arieh Worthalter, Abdelilah Rachid, Dounia Binebine, Amine Ennaji, Abdellah Didane, Mohamed Zarrouk, Nezha Tebbaai, Saâdia Ladib, Maha Boukhari, Younes Bouab, David El Baz. Dans les salles le 14 mars.