Une amoureuse dans la débâcle française

Juin 1940, les Français jetés sur les routes de l'exode.

Juin 1940, les Français jetés sur les routes de l’exode.

Ah, les a-t-on vu au cinéma ces images de juin 40 lorsque la France vite épuisée et profondément terrorisée prenait les routes de l’exode? Il faisait chaud, les Stukas allemands tournaient, menaçants et meurtriers, dans le ciel d’été et bientôt le maréchal Pétain parlerait des « malheureux réfugiés » et de leur « dénuement extrême » en capitulant face aux nazis…

Ces scènes-là figurent aussi au début de Suite française. Sinon que, du côté de Bussy, quelque part dans le centre de la France, une Citroën noire, elle, n’erre pas dans la campagne. A bord, Madame Langellier sait ce qu’elle fait: elle va récupérer ses loyers dans les fermes de ses métayers. Et il importe qu’il ne manque pas un franc… « Car, dit-elle, le moindre signe de faiblesse et ils nous saignent à blanc ». Celle qui, muette, écoute ce nauséabond discours n’est autre que Lucille Langellier, la belle-fille, l’épouse de Gaston parti au front quelques jours seulement après leur mariage. Gaston dont on n’a plus de nouvelles et dont on apprendra qu’il est prisonnier de guerre.

Suite française est, on le sait, le titre d’un livre  qui décrocha le prix Renaudot en 2004 et révéla la dramatique aventure d’Irène Némirovsky. Que ce livre soit arrivé entre les mains de ses très nombreux lecteurs est un miracle en soi. Brillant écrivain de l’entre-deux-guerres, Irène Némirovsky (dont les parents, Juifs d’Odessa, avaient fui la Russie après la Révolution d’octobre) vivait en France et assista à la débâcle de 1940 et aux deux premières années d’occupation. Dans deux courts récits (Tempête en juin et Dolce), elle raconta cette douloureuse période. Ces écrits (qui devaient être complétés par trois autres volets jamais rédigés) restèrent inconnus pendant plus de 60 ans. Ils se trouvaient dans une valise que Michel Epstein, le mari d’Irène Némirovsky, confia à ses filles Elisabeth et Denise avant d’être déporté. Irène Némirovsky, elle, avait déjà été interpellée par les gendarmes français en juillet 1942 à son domicile de Bourgogne (où elle s’était réfugiée), brièvement internée à Pithiviers puis déportée à Auschwitz-Birkenau où elle mourut le 19 août 1942. Resté dans sa valise, le manuscrit de Suite française ne sera découvert par Denise Epstein qu’à la fin des années 1990 avant d’être publié chez Denoël et de devenir un best-seller.

Que des producteurs aient eu envie de porter Suite française au grand écran, n’est pas vraiment surprenant. Il y a là en effet un matériau historique passionnant tant sur l’exode de 1940 que sur le comportement des Français pendant l’occupation. De plus, au centre de Dolce, son second récit, Irène Némirovsky raconte la romance entre Lucille Langellier et l’officier allemand Bruno von Falck. Pour le réalisateur britannique Saul Dibb, c’est l’occasion de traiter à la fois l’occupation allemande vue du côté des femmes et d’autre part la liaison impossible entre Lucille et Bruno.

Michelle Williams et Matthias Schoenaerts. Photos Steffan Hill

Michelle Williams et Matthias Schoenaerts.
Photos Steffan Hill

A l’instar d’une affiche passablement vieillotte, Suite française est un film (parlant anglais) qui sent un peu le vieux et devant lequel on reste presque toujours extérieur alors même que la tragédie pointe… D’abord, Saul Dibb expédie rapidement la dimension exode du film pour se concentrer sur le village (fictif) de Bussy. C’est là que vivent, dans une grande maison bourgeoise, Mme Langellier et sa belle-fille. C’est là que va venir s’installer le lieutenant Von Falck. Tandis que Mme Langellier (qui dira: « Jamais je ne vivrai à l’heure allemande ») se fige en une douloureuse statue de marbre, Lucille Langellier, elle, tente bien d’éviter cet Allemand qui la croise et la frôle au salon comme au jardin. Mais, rapidement, elle ne pourra plus ignorer l’attirance qu’elle éprouve pour Bruno. D’autant plus que les deux partagent la même passion pour le piano…

Autour d’une Lucille déboussolée par un homme plus intellectuel cultivé que militaire brutal, Saul Dibb va encore dessiner rapidement, les silhouettes de deux femmes face à l’amour et au sexe dans la guerre. L’une est la femme d’un fermier courtisée sans ménagement par un lieutenant vert-de-gris, l’autre la fille de métayers qui s’offre à un soldat de passage… Et il ne faut pas oublier Madame Langellier (Kristin Scott Thomas parfaite), détestable « méchante femme » qui se révélera cependant sous un jour héroïque.

Madame Langellier (Kristin Scott Thomas) et le fermier Benoît Labarie (Sam Riley).

Madame Langellier (Kristin Scott Thomas)
et le fermier Benoît Labarie (Sam Riley).

A cela, on peut ajouter que Michael Carlin, le chef décorateur et Michael O’Connor, le chef costumier ont livré une prestation de belle qualité. Découvert dans Bullhead puis dans De rouille et d’os, le Belge Matthias Schoenaerts  campe, tout en force retenue, un Bruno von Falck perdu entre son penchant pour Lucille et son devoir de soldat et, on l’imagine, promis à un sort funeste.  On a un peu plus de mal avec Michelle Williams. L’Américaine, vue en tendre Marilyn Monroe dans le pétillant My Week with Marilyn, peine un peu à donner corps à cette jeune Française étouffée dans un carcan bourgeois et qu’un « ennemi » va sortir de la torpeur de ses sentiments. Et même lorsque les événements guerriers amèneront la  « radicalisation » de Lucille, on n’y croit pas plus que cela…

Tandis que l’on songe parfois à l’excellente série télé Un village français, le film de Saul Dibb semble, lui, se contenter de dérouler quelques situations improbables ou en survole d’autres, dramatiques, comme l’arrestation d’une femme juive cachée dans une ferme ou l’épisode avec le vicomte de Bussy qui paraît étrangement caricaturale.

Centré sur une histoire amoureuse où pas un seul mot d’amour ne sera prononcé, Suite française ne parvient pas, malgré son propos hautement romanesque, à toucher. On aurait aimé que la Suite française molto rubato composée au piano par Bruno von Falck emporte ailleurs et plus haut les protagonistes de cette aventure…

SUITE FRANCAISE Drame (Grande-Bretagne/France/Belgique – 1h47) de Saul Dibb avec Kristin Scott Thomas, Michelle Williams, Matthias Schoenaerts, Sam Riley, Ruth Wilson, Heino Ferch, Tom Schilling, Harriet Walter, Alexandra Maria Lara, Clare Holman, Margot Robbie, Lambert Wilson. Dans les salles le 1er avril.

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