L’HOMME A L’AFFUT
Dans sa belle Collection Film Noir, Sidonis/Calysta propose, en ce mois de mars, quelques pépites propres à mettre en joie et en appétit les amateurs de solides polars…
Réalisateur en 1952 de The Sniper, Edward Dmytryck (1908 – 1999) est un cinéaste qui a connu un parcours chaotique à l’heure de la funeste Chasse aux sorcières. Sympathisant de la gauche américaine, il adhère au Parti communiste américain, pendant un an, de 1944 à 1945. Ses convictions lui valent de figurer parmi les Dix d’Hollywood convoqués par la Commission des activités anti-américaines et d’être condamné à six mois de prison et 500 dollars d’amende. Il s’exile en Angleterre en 1948, y réalise deux films et revient finalement aux USA en 1950 pour purger sa peine de prison.
Pour s’affranchir des soupçons qui pèsent sur lui et, cédant à la pression, il sera amené à dénoncer, comme le fera aussi Elia Kazan, certains communistes et sympathisants de gauche… C’est dans ce contexte agité (l’événement a provoqué un tollé dans le milieu du cinéma comme dans l’opinion publique et entaché définitivement la réputation du cinéaste) que Dmytryck marque son retour dans le métier à Hollywood en mettant en chantier son Sniper (en v.f. L’homme à l’affût).
Il y raconte l’histoire d’Eddie Miller, chauffeur-livreur dans une blanchisserie industrielle de San Francisco. Incapable d’avoir des relations simples et paisibles avec les femmes, il vit en solitaire. Parfois, secoué par de violentes pulsions, il tire avec son fusil à lunette, tuant des femmes au hasard… La police, notamment le vieux commissaire Frank Kafka, piétine dans son enquête jusqu’à ce qu’elle fasse appel à un psychologue pour l’aider à cerner la personnalité de Miller…
Apre, dépouillé et pas reconnu à sa juste valeur, The Sniper, de l’avis même de Bertrand Tavernier comme d’Olivier Père (dans les conséquents suppléments du dvd) est l’un des meilleurs, sinon le meilleur film de Dmytryck. Si le film appartient pleinement au film noir, il développe aussi un message social, original pour l’époque, puisqu’il s’intéresse à la manière de soigner les délinquants sexuels. Car, indiscutablement, dans cette histoire d’un homme pour qui toutes les femmes sont des ennemies, le personnage central est en souffrance. Eddie Miller tente même de se faire enfermer dans un hôpital afin d’être pris en charge par la médecine mais il se retrouve in fine face à sa solitude, à ses pulsions homicides et à son fusil à lunette…
Dans une mise en scène précise, avec un découpage adroit, une écriture remarquable et une mise en valeur des décors de San Francisco (la ville n’est jamais nommée mais on reconnaît ses rues en pente), The Sniper joue moins sur l’action (même si la séquence de la cheminée est formidable d’intensité) que sur l’attente dans une ville prise de peur à cause d’un tueur en série. Même si Dmytryck n’avait pas la réputation d’être un grand directeur d’acteurs, il réussit à faire en sorte qu’Arthur Franz (qui a joué dans une dizaine de films de Dmytryck) compose un assassin complexe, inhibé, traumatisé par un passé douloureux avec sa mère et haineux avec les femmes. Miller inquiète par sa violence mais génère aussi de la compassion par ses terribles déchirements intérieurs, un peu à l’image du M de Fritz Lang…
Enfin on peut se demander comment s’est passé un tournage qui mettait face à face un réalisateur pourchassé par la Chasse aux sorcières et un comédien, Adolphe Menjou (Kafka) connu pour avoir été le plus virulent anti-communiste d’Hollywood!
COUPLE.- Dans les années 40, Alan Ladd et Veronica Lake composent un couple mythique d’Hollywood. Ensemble, ils tourneront quatre films: Tueur à gages (1942), La clé de verre (1942), Le dahlia bleu (1946) et Trafic à Saïgon (1948). This Gun for Hire (Tueurs à gages) de Frank Tuttle et The Blue Dahlia de George Marshall sont réunis dans un combo DVD, toujours enrichi en suppléments de qualité. Dans le premier qui lui permettra d’accéder au rang de star, Alan Ladd incarne Raven, un tueur à gages qui abat un industriel, un informateur de la police et se rend rapidement compte qu’il a été payé avec de l’argent sale. Au cours de sa fuite, Raven rencontre Ellen Graham (Veronika Lake), une chanteuse de boîte de nuit qui n’est autre que la fiancée de l’inspecteur qui traque Raven…
Dans Le dahlia bleu, Veronika Lake est sans conteste au sommet de son incarnation de la femme fatale. Voix atone, longs cheveux blonds délicatement ondulés et cascadant sur l’oeil, elle est la mystérieuse et attirante Joyce Harwood. Fraîchement démobilisé, Johnny Morrison (Alan Ladd) retrouve sa femme dans les bras du patron du club Le dahlia bleu… Après une solide explication, Johnny quitte le domicile conjugal. Le lendemain, il apprend que sa femme a été assassinée et qu’il est le principal suspect…
Le grand Raymond Chandler transforma un roman inachevé d’une centaine de pages en un scénario original. Alan Ladd devant retourner sous les drapeaux, Chandler (dont la légende veut qu’il se soutenait au whisky) écrivait au jour le jour son scénario. Ce qui explique peut-être la relative faiblesse de l’intrigue. Mais l’alchimie du couple Ladd/Lake fonctionne, lui, parfaitement.
BOGART.- Dans son excellent Humphrey Bogart paru en 1967 aux éditions du Terrain vague, Bernard Eisenschitz écrit à propos de Dead Reckoning: « Effectivement, voici les rides, les cernes, la joie droite amaigrie, les deux cicatrices (sur la lèvre et sous au-dessous de l’oeil droit) prêtes pour l’hémoglabine, le front dégarni, devinés pendant longtemps. Le second demi-siècle approche, la nuit et une grande tristesse. » Rien que pour la figure de Bogart qui incarne le capitaine Rip Murdock, il faut se plonger dans ce film noir (présenté en combo DVD-Blu-ray avec des commentaires de Bertrand Tavernier, François Guérif et Patrick Brion) qu’est En marge de l’enquête (1946).
Avec son ami, le sergent Drake, Rip doit se rendre à Washington. Ces deux parachutistes de retour de la guerre sont attendus pour recevoir une médaille. Mais sur le quai de la gare de Washington, Drake disparaît. Plus tard, Murdock apprenant la mort de son ami, enquête sur l’accident de voiture dont il a été victime. Pour cela, il se rend au Sanctuary Club pour rencontrer sa veuve, Coral « Dusty’ Chandler.
John Cromwell signe un film noir de chez noir où tous les personnages, égarés et fatigués, foncent de plus en plus vite vers leur perte et une chute dans le vide. Même si on se perd parfois dans les méandres de l’intrigue, Bogey est magnifique et Dusty Chandler permet à Lizabeth Scott, voix rauque et regard « étouffant », de camper une nouvelle femme fatale, sorte de Lauren Bacall fantasmée au coeur d’un parfait cauchemar…