Elisa danse dans les profondeurs
Il était une fois… Merveilleux Guillermo del Toro qui, avec ces quatre simples mots, réussit à nous transporter dans un univers de pure magie! Sous peine de faire fuir ceux qui se méfient des dithyrambes,il convient, ici, de manier avec prudence les superlatifs… Mais, force est cependant de constater que La forme de l’eau est du très grand cinéma.
Elisa Esposito est une jeune femme terriblement solitaire. Muette, elle travaille à Baltimore, comme femme de ménage, dans un centre de recherches où l’armée américaine prépare de quoi damer le pion aux méchants communistes. Nous sommes au début des années soixante et l’Amérique vit les heures sinistres de la Guerre froide. Mais, pour Elisa, le centre de recherches n’est qu’un job comme les autres qui lui permet de joindre les deux bouts. Son petit appartement installé au-dessus de la grande salle de cinéma de l’Orpheum jouxte celui de Giles, un dessinateur aussi seul qu’elle. Mais, quand la lourde porte d’une salle du centre de recherches s’ouvre sur une étrange piscine, Elisa ne peut s’empêcher de céder à la curiosité. Dans une cuve, elle avise une étrange créature amphibie. Instantanément, Elisa sait que sa vie va changer. Pas une seconde de doute. Cette chose lui inspire des sentiments puissants. L’élément aquatique lui est familier, elle qui, tous les matins, dans sa baignoire, se donne furtivement du plaisir…
Alors Elisa va amadouer la bête. Quelques oeufs durs et du Benny Goodman sur un gramopophone et le tour est joué. Enfin presque… Car les services de sécurité veillent. La créature, ramenée d’Amazonie, doit leur apporter une confortable avance dans la course à la conquête de l’espace. Pas question de laisser les Russes mettre la main sur la bête. Muni de son épais stick électrique, Richard Strickland, colonel des services secrets, veille sur « l’actif ». Mais il aura fort à faire avec une Elisa bien décidée à empêcher la vivisection de la créature. Et d’ailleurs, avec sa collègue Zelda, le docteur Robert Hoffstetler, biologiste au Centre, et son voisin Giles, celle que Strickland qualifie, avec un solide mépris doublé d’un désir nauséabond, d’« épongeuse de pisse », va exfiltrer l’amphibien…
The Shape of Water, en v.o., nous arrive précédé d’une solide réputation qui s’appuie sur le Lion d’or remporté à la dernière Mostra de Venise et sur treize nominations aux Oscars qui devraient, prochainement, se transformer en une collection, sans doute appréciable, de statuettes. Mais, pour les amateurs de cinéma fantastique, Guillermo del Toro, né au Mexique en 1964, est loin d’être un inconnu. Outre ses grosses productions hollywoodiennes (Hellboy en 2004, Pacific Rim en 2013 ou Crimson Peak en 2015), le cinéaste a signé, en Espagne, trois remarquables fantasmagories: Cronos (1993) puis L’échine du diable (2001) et Le labyrinthe de Pan (2006) qui constituent un dyptique sur fond de Guerre d’Espagne. Avec La forme de l’eau, Guillermo del Toro atteint, dans un fantastique romantique, à une oeuvre universelle puisqu’elle brasse des thèmes comme le bien et le mal, l’innocence et la solitude, l’amour absolu et éternel d’une belle et d’une bête qui s’arracheront aux ténèbres américaines de la Guerre froide pour s’évader dans une turquoise lumière aquatique.
Amoureux des monstres (sic), ce visionnaire de Guillermo de Toro est allé puiser dans le grand répertoire classique du 7e art. Comme beaucoup de cinéphiles, le cinéaste a grandi avec le naïf Frankenstein pourchassé par des villageois en colère, le loup-garou qui se transforme contre sa volonté, le séduisant Dracula mû par son appétit contre nature et évidemment L’étrange créature du lac noir (1954), être amphibie qui émerge des profondeurs en quête d’une compagne. Non content de convoquer ces monstres légendaires (tous piégés dans un état transitoire à mi-chemin entre l’humain et la créature), Del Toro a aussi choisi une tonalité de thriller et de film noir pour la toile de fond d’une époque dominée par la peur… Mais, avec malice, il inverse les rôles. Dans un film des années 50, c’est bien Strickland, l’agent gouvernemental à la mâchoire carrée, qui serait le héros de l’histoire face à une créature malfaisante. Alors qu’ici, Del Toro imagine une « chose », chargée au demeurant d’une dimension charnelle (Elisa et la bête vont s’aimer physiquement) qui n’a pas été corrompue par l’homme et qui représente en quelque sorte une version idéalisée de l’humanité…
Mais La forme de l’eau est loin d’être un catalogue de références. Cette singulière romance est véritablement cohérente et porte pleinement la patte d’un conteur de génie qui embarque le spectateur dans une aventure débordante d’imagination, visuellement épatante et émotionnellement audacieuse. On se dit même qu’avec un tel scénario, on pourrait faire plusieurs films. Mais qu’importe! La forme de l’eau est une oeuvre riche. Comme on dit d’un gâteau à la crème qu’il est riche. Après l’avoir totalement dévoré!
Dans ce film sur le vertige amoureux où la passion est si puissante qu’elle défie la méfiance, la peur, la biologie et les services secrets, le regard se promène partout. Dans des décors superbes (ah, la grande salle de cinéma de l’Orpheum), dans un univers visuel où se croisent une malicieuse célébration de la Cadillac, couleur sarcelle et les beaux dessins vintage de Giles. On savoure des dialogues enlevés (« Les Russes détestent les Juifs mais adorent leurs gadgets », « La vie n’est que le naufrage de nos projets », « Il n’y a rien à tirer d’un poisson de la semaine dernière » attribué à… Lénine) autant qu’une matière musicale presque surabondante où se rencontrent You’ll Never Know chanté par Renée Fleming, How Wrong Can I Be interprété par Marilyn Monroe, La javanaise de Gainsbourg dans une version de Madeleine Peyroux, Pretty Baby par Betty Grable ou l’endiablé Chica Chica Boom Chic de Carmen Miranda. Et c’est bien, grâce à la musique, en l’occurrence sur les ailes du musical, que la muette Elisa pourra chanter son amour…
Mieux encore, Del Toro fait entrer le cinéma dans son cinéma avec des extraits de The little Colonel (1935), Hello Frisco Hello (1945), Mardi Gras (1958) ou encore The Story of Ruth (1960), un peplum biblique qui fige la créature au centre de la salle rouge de l’Orpheum…
Outre l’amphibien, cinq remarquables personnages habitent La forme de l’eau. Tous représentent une forme d’amour différent. Dimitri Mosenkov alias Robert Hoffstetler aime la Russie, Strickland a l’amour violent. Zelda est amoureuse d’un homme qui ne le mérite pas. Giles est en quête d’un amour considéré comme inapproprié pour l’époque. Enfin, il y a l’amour pur et total qui unit Elisa et la créature… Pour les incarner, Del Toro a trouvé des comédiens exceptionnels: Michael Stuhlbarg compose un Dimitri pathétique. Octavia Spencer est une Zelda, parfaite amie d’Elisa. Richard Jenkins est un Giles solitaire et touchant qui n’en croit pas ses cheveux. Impressionnant à chacune de ses apparitions au grand écran, Michael Shannon est un Strickland d’une absolue tristesse, dévoré par le doute , l’échec et le désespoir. Quant à Sally Hawkins, qu’on avait aimé dans Be Happy (2008), Blue Jasmine (2013) ou en gentille « maman » de l’ours Paddington, elle est, ici, simplement et définitivement craquante.
Avec son conte de fées (« Car quelle que soit la forme que prend l’objet de notre flamme -homme, femme ou créature- l’amour s’y adapte »), Guillermo del Toro voulait raconter « une très belle histoire sur le thème de l’espoir et de la rédemption, un antidote au cynisme de notre époque… » Mission totalement accomplie! Il faut se précipiter pour voir ce chef d’oeuvre fantastique qui joue avec les peurs de notre cerveau reptilien, titille nos désirs, stimule notre imagination, chante les beautés du cinéma et réveille notre âme d’enfant…
LA FORME DE L’EAU Science-fiction (USA – 2h03) de Guillermo del Toro avec Sally Hawkins, Michael Shannon, Richard Jenkins, Octavia Spencer, Michael Stuhlbarg, Doug Jones, David Hewlett, Nick Searcy, Stewart Arnott, Nigel Bennett, Lauren Lee Smith. Dans les salles le 21 février.