Le couturier et la vénéneuse Alma
Il est des comédiens que l’on voit souvent sur le grand écran et parfois pour notre régulier bonheur de spectateur. Il en est d’autres bien plus rares. C’est le cas de Daniel Day-Lewis dont un numéro tout récent du Magazine du Monde raconte que, depuis ses débuts, l’immersion dans un rôle lui apparaît comme la seule conception possible de son métier. Il apprit donc à chasser et à dépecer des animaux pour jouer dans Le dernier des Mohicans (1992) ou se força à ne pas dormir pendant trois jours avant de tourner une scène d’interrogatoire dans Au nom du père (1993) où il incarne un Irlandais accusé à tort d’avoir fomenté un attentat avec l’IRA… Pour se préparer à être Reynolds Woodcock, il a aussi passé une année auprès d’un maître costumier new-yorkais à perfectionner la broderie de la boutonnière.
Le Londonien de 60 ans est réputé pour être l’un des comédiens les plus sélectifs qui soit, ne tournant que six films entre 1998 et 2012 et il est célèbre pour la dévotion extrême et constante qu’il accorde à ses personnages, les longues recherches qu’il entreprend et l’important temps de préparation qu’il exige pour chacun de ses rôles… Ce qui, au passage, lui vaut d’être le seul à avoir obtenu trois Oscars du meilleur acteur pour My Left Foot (1989), There Will Be Blood (2007) et Lincoln (2012)…
Phantom Thread s’ouvre pratiquement sur une scène qui pourrait faire penser à ces pubs censées nous vendre la beauté des paysages de Grande-Bretagne. Après avoir pris la route du week-end dans sa rapide Anglaise, Reynolds Woodcock s’arrête dans une auberge où il souhaite petit-déjeuner. A une jeune serveuse rougissante et qui manque de chuter avec son plateau, il commande, en abondance, pain grillé, oeufs, bacon… La nourriture, on le verra, tient une place d’importance dans le film et c’est, évidemment, Alma -la bien nommée mère nourricière de la mythologie- qui sera l’organisatrice de cette aventure intime et domestique.
Nous sommes dans le Londres des années 50. La ville émerge avec stupeur de la Seconde Guerre mondiale, entre rationnement, décombres et brouillard. Le couronnement de la reine Elisabeth vient de rendre un peu d’espoir à un pays dévasté. Couturier de renom, Reynolds Woodcock et sa sœur Cyril règnent sur le monde de la mode anglaise. Un peu hors du monde, dans une communauté presque repliée sur elle-même, ils habillent aussi bien les familles royales que les stars de cinéma, les riches héritières ou le gratin de la haute société avec le style inimitable de la maison Woodcock. Autour de ce célibataire endurci mais courtisé par ses clientes, les femmes vont et viennent… sans oublier le fantôme de la mère du couturier. Ce sont les habiles et déférentes petites mains de son atelier et surtout sa soeur Cyril, cerbère qui veille, impeccable, exigeante et implacable, à un ordonnancement immuable dont on devine qu’il est nécessaire à l’équilibre d’un Reynolds définitivement monomaniaque.
Et voilà donc que Reynolds fait entrer la jeune et bien vite déterminée Alma dans cet univers policé où le moindre bruit semble perturber pour des heures le maître de céans. Alma ne déboule pas comme un tourbillon dans la belle demeure de Mayfair. Elle s’y glisse avec légèreté, devenant d’abord, pour un Woodcock fasciné et amoureux, un modèle qui porte à merveille la toilette. Profitant de l’amour que lui porte le couturier, la jeune femme va supplanter toutes les autres, prendre une place centrale et bouleverser à la fois l’équilibre de la maison Woodcock et une routine jusque-là ordonnée et organisée au millimètre près.
Dix ans après There Will Be Blood, western moderne dans lequel il incarne un prospecteur pétrolier misanthrope, Daniel Day-Lewis est de retour dans l’univers de l’Américain Paul Thomas Anderson qui signe, ici, son huitième long-métrage et le premier tourné hors des Etats-Unis.Quant au comédien, il a enfin l’occasion de retrouver un personnage (fictionnel mais inspiré par Balenciaga)… d’Anglais sous les traits d’un artiste torturé en quête d’inspiration doublé d’un terroriste du perfectionnisme.
Tout est réussi dans Phantom Thread! Les décors, la reconstitution d’époque, la représentation du monde de la mode avec une ribambelle de magnifiques costumes, le jeu de tous les comédiens. Ainsi Lesley Manville, vu chez Mike Leigh dans Mr Turner (2014) ou Another Year (2010) est une formidable Cyril qui représente la relation la plus stable que Reynolds ait connue… Actrice luxembourgeoise de 34 ans, Vicky Krieps, qui a déjà beaucoup joué dans le cinéma allemand, fait une entrée fracassante dans le monde du cinéma hollywoodien avec une Alma qui se dresse entre les deux piliers de la maison Woodcock.
C’est évidemment l’arrivée d’Alma à Mayfair et la force de son amour pour un Reynolds qui finit par se laisser consumer qui est au coeur de cette chronique romantique pleine de sensualité. Doucement, l’indestructible et impavide Woodcock ne trouve plus la force de résister à la violence de ses sentiments. Au risque de voir s’effriter son génie et l’indépendance qui ont fait sa réputation… Tandis qu’Alma s’impose, en la bousculant tranquillement, dans l’existence de Reynolds, cette brillante et so british variation sur l’amour passionnel prend des allures de thriller manipulateur… Paul Thomas Anderson n’est pas pour rien un grand amateur d’histoires d’amour très noires et spécialement du Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock…
Avec un charisme irrésistible, Daniel Day-Lewis est épatant en Woodcock obsédé par lui-même, autocentré, introverti, égoïste et maniaque qui perd, pour la première fois, le contrôle et découvre qu’il a besoin de quelqu’un. Cet homme qui n’avait aucune intention de partager sa vie avec une seule femme, voit Alma devenir irremplaçable. Dans la bascule incessante des relations de pouvoir, on assiste à un jeu dramatique entre qui domine et qui est dominé. Et puis, à l’instar de Reynolds qui coud des messages et des secrets dans les doublures de ses créations, ce film remarquable est encore riche de bien des surprises!
PHANTOM THREAD Comédie dramatique (Grande-Bretagne – 2h11) de Paul Thomas Anderson avec Daniel Day-Lewis, Vicky Krieps, Lesley Manville, Julie Vollono, Sue Calark, Joan Brown, Harriet Leitch, Dinah Nicholson, Julie Duck, Maryanne Frost, Elli Banks, Brian Gleeson. Dans les salles le 14 février.