La roue tourne à Coney Island
Woody Allen est-il un salopard, un scélérat, une bête, un pervers, une canaille, un sadique, un fumier, un dégénéré, un taré, un dévergondé, une ordure, un libidineux, une charogne, un salaud, un vicieux, un porc, une fripouille ou un tordu malsain? Rayez les mentions inutiles.
Alors que l’affaire Weinstein et ses corollaires donnent le sentiment fort désagréable que le cinéma est désormais mis en accusation dans son ensemble, que les ligues de vertu ont décidé de faire régner l’ordre moral et qu’il convient donc de purifier le monde de l’art, sort le nouveau film de Woody Allen. Et la question n’est pas de savoir si le 47e opus du binoclé new-yorkais est bon ou mauvais mais de bien décréter s’il faut aller voir ou non Wonder Wheel au motif que… voir plus.
Parce qu’on n’a pas, ici, l’âme d’un procureur et qu’on ne se sent pas légitime pour affirmer que le cinéaste est un monstre de vice(s), on n’évacuera donc pas Wonder Wheel avec l’eau du bain. Tout bonnement parce que le dernier Allen est de très bonne cuvée. Il est de mise, même chez ceux qui l’encensaient du temps de Manhattan et Annie Hall, de considérer que l’Allen du 21e siècle (période pendant laquelle il a quand même réalisé 18 films) a perdu sa créativité et se contente de pianoter dans le registre mineur. Or Match Point (2005), Minuit à Paris (2011) ou Blue Jasmine (2013) sont des réussites alors que Magic in the Moonlight (2014), L’homme irrationnel (2015) ou Café Society (2016) se regardent sans déplaisir mais bien sûr, il y a aussi des échecs comme Melinda et Melinda (2004), Scoop (2006), Le rêve de Cassandra (2007) ou To Rome with Love (2012)…
C’est dans les années 50, du côté de Coney Island, à l’extrême sud de Brooklyn, que Woody Allen a planté sa caméra dans le décor fameux d’une station balnéaire populaire riche en attractions où les New-yorkais allaient se promener et se détendre en été, essentiellement dans les débuts du 20e siècle. Entre son boulot de serveuse dans un bar à huîtres et l’éducation (difficile) de son fils Richie, Ginny a refait sa vie avec Humpty, un veuf qui dirige un manège. C’est là que débarque la jolie Carolina, la fille de Humpty. Celui-ci avait coupé les ponts lorsque Carolina avait épousé un gangster… Mais Humpty a un coeur d’or et il est vite ravi de recréer une relation harmonieuse avec elle. Au grand dam de Ginny, Humpty finance même les cours du soir de Carolina afin qu’elle se relance dans la vie… Quant à Ginny, elle va croiser sur la plage Mickey, séduisant maître-nageur, et imaginer pouvoir refaire sa vie avec ce jeune homme qui rêve d’être dramaturge. Mickey pourrait même aider Ginny à revenir sur les planches, sa première passion… Mais tout se gâte lorsque Mickey tombe sous le charme de Carolina qui ignore que Ginny entretient une liaison avec lui…
Avec Wonder Wheel, le cinéaste croise quatre trajectoires dans l’effervescence artificielle d’un « monde merveilleux » et s’attache tout particulièrement au personnage de Ginny qui vient rejoindre toutes les femmes complexes de l’univers allénien. Alors qu’elle fête ses quarante ans, Ginny a la conviction que sa vie est derrière elle. Coney Island lui casse la tête et, sitôt son service achevé, elle file chez elle pour avaler des comprimés contre la migraine et lamper quelques rasades d’une bouteille de whisky cachée sous l’évier de la cuisine pour apaiser sa mélancolie. Car Ginny, dans une vie précédente, avait été comédienne. Mais une liaison avec un acteur avait brisé un mariage heureux avec un mari aimant. Il ne lui reste de cette époque que quelques robes, quelques accessoires et Richie, un gamin qui aime autant le cinéma que mettre le feu à tout ce qu’il peut… Lorsque Ginny rencontre Mickey, elle veut croire à une dernière chance. Mais, une nouvelle fois, elle met son mariage en péril…
Dans un scénario finement écrit, Woody Allen fait graviter autour de Ginny, trois figures qui sont, chacun à leur manière, des perdants. Le brave Humpty bien sûr mais aussi la naïve Carolina, la prunelle de ses yeux. Quant à Mickey, également le narrateur de cette histoire, il semble avoir l’avenir devant lui… Son job estival de lifeguard lui permet de préparer son Master d’art dramatique à l’université de NewYork. En raison de ses ambitions, Mickey est un formidable observateur qui regarde les autres comme s’ils allaient devenir les personnages de sa future grande oeuvre… Irréductible romantique, Mickey trouve Ginny étrangement fragile et émouvante et, en tant que dramaturge en herbe, il aime les failles d’autrui mais il est surtout tombé amoureux de la détresse de Ginny plutôt que de Ginny elle-même…
Autour de l’amour et de la trahison, Allen a bâti une oeuvre nostalgique qui garde de bout en bout le spectateur sous le charme. A cela beaucoup de raisons. D’abord les références évidemment avec New York (Ginny caresse de beaux rêves dans un jardin chinois de Staten Island), le jazz (on entend You belong to me, Brand New Suit, Coney Island Washboard ou l’entraînant Kiss of Fire) et le cinéma (Richie, qui ressemble au gamin de Radio Days, adore aller dans les salles obscures). Ensuite le beau travail du Romain Vittorio Storaro, complice au long cours de Bertolluci et oscarisé pour l’Apocalypse now de Coppola, qui, pour sa seconde collaboration avec Allen, a créé une image pleine de chaleur (ah, les éclats mordorés sur les cheveux de Kate Winslet!) qui convient parfaitement à la théâtralité assumée de ce vaudeville doux-amer. Enfin, quatre comédiens nouveaux venus chez Allen: Justin Timberlake, Juno Temple, Jim Belushi et la Britannique Kate Winslet pour laquelle le cinéaste a écrit des séquences dramatiques baroques qui lui permettent de laisser libre cours aux émotions de Ginny. Dans les scènes finales, on a parfois l’impression, en regardant Kate Winslet à l’oeuvre, de voir Gloria Swanson perdant pied dans le Sunset Bld de Billy Wilder…
Et dire qu’on aurait pu se priver de ce plaisir…
WONDER WHEEL Comédie dramatique (USA – 1h41) de Woody Allen avec Kate Winslet, Justin Timberlake, Juno Temple, Jim Belushi, Max Casella, Jack Gore, David Krumholtz, Ken Stott. Dans les salles le 31 janvier.