Les mots, la famille et les exilés
DIGNITE.- Dans les étages d’un immeuble de Beyrouth, Toni Hanna nettoie à grande eau sa terrasse… Comme la gouttière donne sur la rue, il asperge largement le contremaître d’un chantier de BTP voisin… Pas plus content que cela, le contremaître s’énerve. Il fait arracher la gouttière et la remplacer par une autre qui ne crache pas sur la rue. Mais Toni Hanna ne l’entend pas de cette oreille et exige des excuses. Les choses s’enveniment, de part et d’autre. Et lorsque Toni profère une intolérable insulte, une dispute privée commence à prendre des allures de véritable conflit. Car, Toni Hanna est un Chrétien libanais et Yasser Salamé, un réfugié palestinien…
Pour avoir connu, il y a quelques années, une dispute similaire avec un plombier à Beyrouth et avoir également proféré des mots très blessants à son encontre, le réalisateur libanais Ziad Doueiri a trouvé là, la matière de L’insulte (Liban – 1h52. Dans les salles le 31 janvier), un drame qui propose évidemment un regard sans fard sur la société libanaise. Commencée en 1975 et achevée en 1990, la guerre du Liban s’est terminée sans vainqueurs ni perdants. Et le cinéaste d’ajouter: « Tout le monde a été »acquitté ». L’amnistie générale s’est transformée en amnésie générale. On a mis la poussière sous le tapis, comme on dit… » Si son film tient du western pour le duel entre deux hommes mais aussi de l’engrenage implacable évidemment générateur de tensions, Doueiri a choisi la forme d’un film de procès. C’est en effet, devant la justice, dans un procès en première instance puis en appel, que Toni Hanna, le garagiste et Yasser Salamé, l’homme du bâtiment, vont en découdre et faire affleurer toute une mémoire loin d’être cicatrisée… Toni (Adel Karam) qui écoute en boucle, dans son garage, les discours du Parti chrétien, est persuadé que les siens sont les grands laissés pour compte de la guerre et, s’il a arrosé Yasser, c’est parce qu’il incarne pour lui des Palestiniens honnis. Mais, en réalité, ces deux-là (qui verront, au cours du procès, resurgir de douloureux secrets enfouis) sont en quête d’une même dignité. Toni comme Yasser ont perdu leur honneur. Chacun blâme l’autre et le rend responsable de ses problèmes.
Mais Ziad Doueiri veut L’insulte comme un film résolument optimiste et humaniste qui montre le chemin d’une alternative aux conflits par la voie de la reconnaissance, de la justice et du pardon. Le cinéaste y voit même un film où les femmes prennent le contrôle sur la situation pour la modérer et pour oeuvrer au dépassement de ce drame. Non sans ironie, le cinéaste réunit Toni et Yasser dans leur commune croyance que « l’allemand d’occasion est meilleur que le chinois neuf ». Interprète de Yasser, Kamel El Basha a été couronné meilleur acteur à la Mostra de Venise 2017.
ZOO.- Parce qu’elle avait envie d’un café et d’un croissant, Laure a suivi des activistes qui sont allés s’enchaîner sur une voie ferrée. A bord du train arrêté, Gaspard se demande ce qui se passe, descend voir, heurte involontairement Laure, la détache et l’invite à boire une bière avant de l’inviter au mariage de son père. L’idée de Gaspard, c’est d’arriver à la noce en compagnie d’une petite amie… Ce que Laure ne sait pas encore, c’est que la famille de Gaspard est plutôt dysfonctionnelle, parfaitement foutraque et qu’elle vit au coeur d’un zoo (le film a été tourné dans le parc animalier du Reynou, dans le Limousin) où se croisent lion, girafe, vautours, rhinocéros et autres antilopes.
Avec Gaspard va au mariage (France – 1h45. Dans les salles le 31 janvier), Antony Cordier embarque d’emblée le spectateur dans une aventure qui fait le pari de la loufoquerie et même du fantastique. Lorsqu’on découvre Gaspard, 25 ans, le jeune homme a l’air normal/tranquille. Peut-être parce qu’il s’est prudemment tenu à l’écart de sa famille depuis des années… Mais lorsque Gaspard lui revient, c’est pour vite replonger, sous le regard d’abord incrédule de Laure, dans un milieu bien barré. Il y a là Virgil, son frère aîné, Max, le père et fondateur du zoo, Peggy, sa compagne qu’il doit donc épouser et Coline, la petite soeur qui se prend pour un ours. Plane aussi l’ombre de leur mère disparue… Remarqué pour Douches froides (2005) et Happy Few (2010), deux films qui abordaient la question du triolisme et de l’échangisme, Antony Cordier s’intéresse, avec Gaspard et Coline, à une relation symboliquement incestueuse… Mais point, ici, de discours ou de thèse. D’ailleurs, Peggy observe: « Si Coline s’amuse avec son grand frère, ça ne menace quand même pas l’espèce ».
Ecrit en quatre chapitres, Gaspard… a le charme d’un conte qui parle des liens familiaux, de la confusion des sentiments, de tatouages et fait d’un zoo un réservoir à fiction et une machine à fabriquer des images surréalistes… Comme le cinéaste s’est entouré d’une fine équipe (Félix Moati, Guillaume Gouix, Marina Foïs, Elodie Bouchez, Johan Heldenbergh), ce Gaspard va au mariage se regarde agréablement. En plus, on a le plaisir de voir en action deux actrices délicieusement délirantes: Christa Théret (Coline) et Laetitia Dosch (Laure) illustrant la question: « Y a-t-il dans le monde quelqu’un que j’aime plus que ma famille? »
VISAGES.- Des bois sombres, des bruits de tirs, un cri… Dans son lit, Abbas se réveille en sursaut et s’arrache à un cauchemar… Plus tard, une belle femme viendra le hanter, en l’occurrence son épouse disparue. Celui qui fut professeur de français en Centrafrique, est aujourd’hui un homme perdu. Il a fui la guerre dans son pays pour bâtir une nouvelle vie en France. En attendant d’obtenir le statut de réfugié, le quotidien d’Abbas s’organise autour de ses deux enfants scolarisés, de son joli appartement, de son travail sur un marché et de Carole, belle femme sensible au courage de cet homme toujours traumatisé par les fantômes du passé. Mais la vie d’Abbas, c’est aussi la Cour nationale du droit d’asile où il vient pour tenter d’obtenir le précieux sésame qui lui permettrait de reconstruire pleinement sa vie… Mais, du côté de la CNDA, les nouvelles ne sont pas bonnes…
Avec Une saison en France (France – 1h37. Dans les salles le 31 janvier), le réalisateur tchadien Mahamat-Saleh Haroun, installé depuis 1982 dans notre pays, livre une touchante chronique de l’exil qui prend évidemment, par les temps qui courent, une résonance particulière. En choisissant Paris (on ne reconnaît pas la ville) comme territoire de son récit, le cinéaste renonce à la partie « spectaculaire » du parcours des réfugiés pour suivre un homme ordinaire qui semble avoir réussi à se faire une petite place en France. Et soudain arrive la réponse de l’administration et l’homme va retourner à la clandestinité. Type en apparence solide, père aimant et attentif, compagnon chaleureux de Carole, Abbas, petit à petit, se fatigue et s’apprête à baisser les bras… Et il a aussi vu son ami Etienne (le musicien Bibi Tanga) commettre l’irréparable alors même que, comme lui, il avait une compagne protectrice.
Dans une mise en scène dépouillée de toute esbrouffe, Mahamat-Saleh Haroun (prix du jury à Cannes 2010 pour Un homme qui crie) s’applique, avec tendresse et émotion, à scruter les visages, ceux d’Abbas (Eriq Ebouaney) et de Carole (Sandrine Bonnaire, une nouvelle fois lumineuse dans la simplicité) mais aussi les frimousses de deux gamins, la petite Asma (Aalayna Lys), fillette extravertie et Yacine (Ibrahim Burama Darboe), son frère plus réservé… Tandis que la police le recherche dans le cadre d’une « Obligation de quitter le territoire français » et menace Carole du « délit de solidarité », Abbas écrit à Carole: « Aujourd’hui, je pars. Je disparais… » Restent quelques moments de bonheur mais également la douleur de se sentir indésirable. « Tout homme, dit encore Abbas, est appelé à écrire sa propre histoire. La mienne est inénarrable… »