Un fier combat pour la liberté de la presse
En 1966, alors que le président Johnson prend la décision d’augmenter sérieusement le nombre de soldats américains engagés sur le terrain, le Vietnam est déjà un sacré bourbier pour l’Amérique. Dans la séquence d’ouverture de Pentagon Papers, sous une pluie tropicale, dans la nuit de la jungle, des soldats avancent en silence et tombent dans une embuscade. Le jour revenu, des corps sont alignés sous des bâches blanches tandis que Daniel Ellsberg, observateur civil, rédige, sur sa machine à écrire, un rapport pour son employeur, la RAND Corporation, un think-tank conseillant l’Armée américaine en matière de recherche et d’analyse stratégique…
C’est ce même Daniel Ellsberg, devenu lanceur d’alerte, qui sera (avec quelques autres personnalités dont Noam Chomsky) à l’origine de l’affaire des Pentagon Papers, terme populaire pour désigner le document United States-Vietnam Relations, 1945-1967: A Study Prepared by the Department of Defense (Relations entre les États-Unis et le Vietnam, 1945-1967 : une étude préparée par le département de la Défense). Ce document classé secret défense représente 47 volumes totalisant 7000 pages émanant du département de la Défense à propos de l’implication politique et militaire des États-Unis dans la guerre du Vietnam de 1955 à 1971. Rédigé par trente-six officiers militaires et experts politiques civils à la demande de Robert McNamara, alors secrétaire à la Défense, le document éclaircit, en particulier, la planification et la prise de décisions propre au gouvernement fédéral des États-Unis.
C’est cette affaire, très connue de l’autre côté de l’Atlantique mais moins de ce côté-ci, qui sert de support au nouveau film de Steven Spielberg qui aborde l’histoire sous l’angle des médias et plus spécialement de l’implication du Washington Post dans la publication d’articles et d’enquêtes sur ces Pentagon Papers… Tandis que le Washington Post râle parce que la Maison Blanche a refusé d’accréditer une de ces journalistes pour la couverture du mariage de la fille du président Nixon, Ben Bradlee, le rédacteur en chef, s’inquiète parce qu’il « sent » que le New York Times va lui coller un grand scoop dans le nez. Et Bradlee ne se trompe pas.
Le 13 juin 1971, le New York Times sera le premier journal à sortir des papiers sur les Pentagon Papers. Tandis que Bradlee motive ses reporters afin de mettre aussi la main sur ces fameux documents, la nouvelle tombe: une injonction de la Cour fédérale intime au New York Times de cesser ses publications, en invoquant des raisons de sûreté nationale. Alors que le reporter Ben Bagdikian réussit à joindre Ellsberg et à accéder aux documents, le Post est face à un énorme défi: publier à son tour sur les Pentagon Papers ou se censurer.
Véritable roi du divertissement à Hollywood, Steven Spielberg a viré avec le temps vers des sujets plus matures et même franchement politiques dans la dernière décennie. Ainsi la Guerre froide était au coeur du Pont des espions (2015). Avec les rapports entre la presse et le pouvoir, le cinéaste tenait évidemment un matériau de qualité, d’autant que ces rapports n’ont jamais été (et ne seront jamais) un long fleuve tranquille.
On se demandait cependant ce que le wonderboy allait faire en s’aventurant sur un terrain qu’Hollywood avait largement balisé. Car le journaliste dans le cinéma, notamment américain, est un personnage à part entière qui a traversé une multitude de films, depuis Citizen Kane (1941) au récent Spotlight (2016) en passant par Le gouffre aux chimères (1951), Spéciale Première (1974), Vacances romaines (1953), Le grand chantage (1957), Plus dure sera la chute (1956), Zodiac (2007) sans oublier évidemment Les hommes du président (1976), plus belle illustration du reporter-héros (Woodward et Bernstein, journalistes au Post) faisant triompher la vérité et la justice contre tous les pouvoirs, politiques, societaux, voire mafieux…
Il faut le dire clairement, Spielberg se tire très largement à son avantage de cette aventure. Parce qu’il a le sens du rythme, qu’il sait insuffler une tension jusque dans une scène où il ne se passe rien. D’ailleurs, il n’y a rien de rocambolesque dans cette histoire, hormis le fait que quatre présidents successifs (Truman, Eisenhower, Kennedy et Johnson) ont manipulé l’opinion et caché la vérité au grand public sur ce qui se passait au Vietnam. Pire encore, alors que les gouvernements prétendaient tenter d’établir la paix, l’armée et la CIA oeuvraient dans l’ombre pour aggraver le conflit.
Au-delà du fait qu’il arrive dans un temps où Trump est constamment en guerre avec les médias, Pentagon Papers (The Post en v.o.) est surtout un film passionnant parce qu’il brosse le remarquable portrait d’une femme magnifique. Fille d’Eugène Meyer qui acheta, en 1933, un quotidien régional en faillite et épouse de Phil Graham qui fit du Post un grand journal national, Katharine Graham était destinée à s’occuper de sa famille. Mais la disparition brutale de son mari fit d’elle la première grande patronne de presse américaine. Avec l’aide d’une Meryl Streep au meilleur de son talent, Spielberg s’attache à une femme doutant de sa légitimité et écrasée, dans un milieu exclusivement masculin, par ses conseillers et ses banquiers. Peu à peu, Katharine Graham cesse d’écouter ceux qui lui conseillent la plus grande prudence à l’heure où le Post s’apprête à entrer en Bourse. Parce qu’elle considère que le combat pour la liberté de la presse est un défi majeur, Katharine Graham va faire front. La scène est forte où Spielberg la filme en contre-plongée, subissant une énorme pression, alors qu’elle doit donner son feu vert à Ben Bradlee…
Incarné par Tom Hanks, Bradlee, c’est l’autre indispensable moitié d’un duo pas toujours en phase mais qui s’entend sur l’essentiel. Journaliste chevronné et rédacteur en chef teigneux, il affirme: « Nous ne sommes pas toujours parfaits mais nous devons persévérer. C’est ça, le métier… » Lorsque la décision aura été prise de publier, le « Run! » (Roulez!) de Ben Bradlee à son chef rotativiste est aussi beau que le geste d’Ed Hutcheson (Humphrey Bogart dans l’un de ses rôles mythiques) qui, dans la salle des rotatives du Day, tend son téléphone vers les machines pour que Rienzi, le mafieux démasqué de Deadline USA (1952), entende bien la sonnerie, le démarrage et l’accélération de la rotative qui scellent symboliquement sa chute et sa défaite.
Traînés devant la Cour suprême, le Washington Post et le New York Times entendront le juge Hugo Black rendre cet arrêt: « Le premier amendement donne à la presse la protection dont elle a besoin pour remplir son rôle essentiel dans une démocratie. La presse doit être au service des gouvernés, non des gouvernants. Le pouvoir du gouvernement de censurer la presse a été aboli afin que la presse soit à jamais libre de critiquer le gouvernement. Ces protections existent pour que la presse puisse dévoiler les secrets du gouvernement et informer le peuple. Seule une presse libre et sans contrainte peut révéler efficacement les manipulations du gouvernement.
La presse a le devoir d’empêcher le gouvernement de tromper les citoyens pour les envoyer mourir dans des pays lointains de fièvres étrangères et de coups de feu et d’obus étrangers.
Au lieu d’être condamnés, le New York Times et le Washington Post devraient être célébrés. En révélant les manœuvres qui nous ont menées à la guerre du Vietnam, ils ont accompli avec
noblesse ce que les Pères fondateurs attendaient d’eux. »
Enfin, alors que Nixon tempête dans le bureau ovale de la Maison Blanche et jure que, plus jamais, un journaliste du Washington Post n’y mettra les pieds, Spielberg achève son film en suivant un vigile qui, lampe de poche au poing, entre dans les locaux du Comité démocrate de Washington et constate que les portes ont été forcées. « Suspicion de cambriolage dans l’immeuble du Watergate », annonce-t-il à la police. Le Watergate, ce sera aussi une page glorieuse du Washington Post. Mais c’est une autre histoire. Encore que…
PENTAGON PAPERS Thriller (USA – 1h55) de Steven Spielberg avec Meryl Streep, Tom Hanks, Bob Odenkirk, Tracy Letts, Sarah Paulson, Bradley Whitford, Bruce Greenwood, Matthew Rhys, Alison Brie, Jesse Plemons, Carrie Coon, David Cross, Michael Stuhlbarg. Dans les salles le 24 janvier.