L’infinie douleur de Katja
Les jours heureux peuvent même avoir la prison pour cadre… C’est dans un réfectoire derrière les hauts murs que Katja et Nuri convolent entre les bancs d’écolier et en présence d’une poignée d’amis. Des images filmées avec un smartphone témoignent de l’heureux événement. Vêtu d’un costume blanc, Nuri quitte sa cellule sous les vivats des autres détenus. Un petit coucou à la caméra et le voilà dans les bras de Katja et bientôt face à l’officier d’état-civil pour un oui qui scelle leur union. Des images « filmées à l’épaule » qui constituent l’ouverture de ce drame qui a valu à Diane Kruger le prix d’interprétation à Cannes, l’an dernier, où In the Fade était en compétition.
Cinéaste allemand de 44 ans, né à Hambourg dans une famille d’immigrés turcs, Fatih Akin a été fortement marqué par les tragiques événements qui ont frappé l’Allemagne au début des années 2000 lorsque des personnes d’origine turque ont été assassinées par des membres du groupuscule néo-nazi NSU (Nationalsozialischer Untergrund). Le réalisateur de noter: « L’une des victimes n’habitait pas très loin de chez moi, dans le quartier d’Altona à Hambourg. C’était un homme avec qui mon frère avait joué au foot, quand il était plus jeune. Des meurtres proches, touchant des gens ayant la même origine que moi: j’aurais pu moi-même être l’une des victimes… »
Mais s’il s’est beaucoup documenté sur l’affaire, s’il a assisté à plusieurs audiences du procès, toujours en cours, de Beate Zschäpe, l’unique survivante du groupuscule NSU, Fatih Akin s’est cependant éloigné du fait-divers originel pour donner une dimension plus universelle à une oeuvre sur la perte, le deuil et la vengeance, des notions communes à tout le genre humain…
Après avoir purgé une peine de prison pour détention et trafic de stupéfiants, Nuri Sekerci s’est acheté une conduite. Il a ouvert à Hambourg une petite entreprise de conseil fiscal, de traduction et d’agence de voyages. Avec Katja qu’il a épousée alors qu’il était encore derrière les barreaux, il a fondé une famille et le frisé petit Rocco fait le bonheur de ses parents. Justement Katja a déposé Rocco au bureau de son père pour aller faire des courses. En quittant les lieux, elle voit une jeune femme qui pose un vélo tout neuf contre un poteau devant le bureau de Nuri. Et elle lui lance de l’attacher au poteau, sous peine de le voir s’envoler. Lorsque Katja revient, le soir tombé, des girophares illuminent la nuit. Confusément, la jeune femme sent qu’un drame s’est produit. D’autant qu’elle apprend, par la police, que les victimes sont un homme et un enfant…
En construisant Aus dem Nichts (titre original) en trois chapitres reposant sur une belle musique de Joshua Homme, le leader du groupe américain Queen of the Stone Age, Fatih Akin organise, en songeant, dit-il, aux thrillers de Costa Gavras, un film qui s’attache, au plus près, au parcours d’une femme ravagée par la perte de ses deux êtres les plus chers. Tout en suivant les premiers jours de l’enquête policière, le chapitre La famille met en lumière la solitude d’une Katja qui se coupe de sa plus proche amie mais aussi les relations très difficiles entre les parents respectifs de Nuri et Katja qui n’ont jamais admis le mariage de leurs enfants. Avec le second chapitre -Justice-, Akin suit longuement le procès du couple de jeunes néo-nazis auteurs de l’attentat. Enfin, un troisième volet -La mer- signera l’épilogue tragique de l’aventure de Katja.
Pour La famille, Fatih Akin a choisi une atmosphère de film noir inspirée de polars coréens et de… Batman avec une pluie battante qui tombe sans cesse sur Hambourg et pour Justice, il s’est inspiré du Procès (1952) d’Orson Welles, détaillant largement les péripéties d’une audience où la description des blessures subies par Nuri et Rocco amène Katja à se jeter sur les néo-nazis pour les frapper tandis que les avocats de la défense et de la partie civile s’affrontent, le premier tentant de brosser de Katja un portrait peu flatteur de toxicomane… Ou encore lorsqu’un représentant d’Aube dorée, parti politique d’extrême-droite grec, tente de fournir un alibi aux accusés… Enfin La mer, même si le cinéaste l’associe à l’image de la mort, trouve, en Grèce, des couleurs plus claires. On peut penser que Katja va peut-être reprendre le dessus mais elle est bien là parce qu’elle a appris que les deux néo-nazis, acquittés, faute de preuves, par le tribunal, y séjournent.
Secoué à Cannes par le triangle des Bermudes de la critique qui lui reproche facilité et démonstration dans une chronique sociale sur un couple mixte, In the Fade (qui peut se traduire par Le dépérissement) vient d’obtenir le Golden Globe du meilleur film étranger et il figure dans la short-list des nominés pour l’Oscar du meilleur film étranger en mars prochain à Hollywood. Sans doute, Fatih Akin est-il clivant dans sa volonté de prendre, ici, clairement parti et de vouloir embarquer le spectateur avec lui dans son emportement. Bien sûr que le cinéaste fêté de Head-on (Ours d’or à Berlin 2004), de De l’autre côté (prix du scénario à Cannes 2007) ou de Soul Kitchen (grand prix à Venise 2009) fait l’équilibriste entre glaçant thriller social et grand mélodrame mais son film demeure toujours traversé par une électricité qui doit beaucoup à un personnage de Katja solidement dessiné dans un scénario sur lequel a travaillé Hark Bohm, ami d’Akin et ancien collaborateur de Fassbinder. Leur Katja est en effet une femme moderne, sans préjugés, indépendante et audacieuse tout en étant une mère parfaite. Pour l’incarner, Fatih Akin ne pouvait trouver mieux que Diane Kruger qui revient, pour la première fois, dans son pays natal pour jouer au cinéma dans sa langue maternelle. « Tout ce qu’il y avait d’allemand enfoui en elle est ressorti », affirme le cinéaste qui n’hésite pas à la comparer, pour sa trajectoire, à Marlène Dietrich.
Dans ce film toujours sous tension, y compris dans les scènes « assises » du tribunal, la comédienne apporte une remarquable densité dans son jeu. Jouant sans maquillage dans le premier volet, elle est dans le dépouillement pour donner corps à une femme fracassée par la douleur. Elle pleure et hurle dès que la police parle de la mort d’un homme et d’un enfant. Elle sait déjà que ce sont les siens. Et c’est le silence d’après les sanglots, le vide aussi, qui président à l’annonce officielle tandis que la pluie qui coule sur les vitres trace des larmes dans un visage qui regarde, dehors, un trampoline désormais incongru… Mais le cinéaste ne fait pas de Katja une sainte blonde aux yeux bleus. Bousculée par la police qui veut en savoir plus sur la personnalité de Nuri suspecté de n’être pas aussi clean que cela, la jeune femme n’hésite pas devant une ligne de coke… Car Katja, dont le corps est couvert de tatouages (dont un samouraï prémonitoire) sait surtout, même aveuglée par l’injustice subie, que la douleur ne disparaîtra jamais…
IN THE FADE Drame (Allemagne – 1h46) de Fatih Akin avec Diane Kruger, Denis Moschitto, Johannes Kirsch, Samia Chancrin, Numan Acar, Ulrich Tukur, Ulrich Brandhoff, Hanna Hilsdorf, Rafael Santana, Hartmut Loth, Christa Krings, Uwe Rohde. Dans les salles le 17 janvier.