Les mots victorieux de Sir Winston
Au début de mai 1940, alors que les troupes allemandes s’apprêtent à déferler sur la Belgique et la France, Neville Chamberlain, signataire, avec Daladier, Hitler et Mussolini, des funestes Accords de Munich en 1938, est premier ministre du Royaume-Uni mais il est soumis aux attaques violentes du leader travailliste Clément Attlee qui lui reproche une coupable impréparation face au péril nazi. Au Parlement, les heures de Chamberlain sont comptées. Il rendra son tablier le 10 mai. Dans les travées de la Chambre, sur les bancs des conservateurs, on s’interroge: « Où est Winston? » Et quelqu’un de grincer: « Il s’assure que ses empreintes ne sont pas sur l’arme du crime… » Car, en ces heures sombres, Churchill fait l’unanimité. Contre lui. Dans le camp conservateur, on déteste ce type incontrôlable. Dans le camp travailliste, on se méfie d’un politique roué. Quant au roi George VI, il a du mal à imaginer comme locataire du 10 Downing Street, un personnage qui lui fait carrément peur…
Pourtant, homme politique brillant et plein d’esprit, Winston Churchill est un des piliers du Parlement. Mais à 65 ans déjà, il apparaît comme un candidat improbable au poste de prime minister. C’est donc, dans l’urgence, qu’il accède aux affaires dans un contexte européen dramatique marqué par les défaites successives des Alliés face aux troupes nazies et par l’armée britannique apparemment dans l’incapacité d’être évacuée de la redoutable poche de Dunkerque.
Le cinéma et la télévision ont fait la part belle, ces temps-ci, au lion britannique. On a vu l’Américain John Lithgow l’incarner dans les deux premières saisons de la série télévisée The Crown et, en mai dernier sur les grands écrans, c’est l’Ecossais Brian Cox qui se saisissait du personnage dans Churchill qui évoquait, en juin 1944, 48 heures avant le débarquement de Normandie, l’opposition de Churchill à l’opération Overlord soutenue par le général Eisenhower…
Avec Les heures sombres, on tient cependant la meilleure carte de cette récente main churchillienne et cinématographique. Révélé par Orgueil et préjugés (2005) et remarqué pour Reviens-moi (2007), le Londonien Joe Wright met, ici, dans le mille avec un film palpitant qui évite les écueils du biopic en se concentrant sur une courte période dans le parcours de Churchill (mai à début juin 1940) et qui, surtout, nous propose un imposant et fougueux personnage débarbouillé du vernis de l’Histoire. Tandis que croît la menace d’une invasion du Royaume-Uni par Hitler et que 200 000 soldats britanniques sont piégés à Dunkerque, Churchill doit prendre une décision fatidique : négocier un traité de paix avec l’Allemagne nazie comme le souhaitent Chamberlain et le vicomte d’Halifax et épargner à ce terrible prix le peuple britannique ou alors mobiliser le pays et choisir de se battre envers et contre tout. Avec le soutien de Clémentine, celle qu’il a épousée 31 ans auparavant, il se tourne vers le peuple britannique pour trouver la force de tenir et de lutter pour défendre les idéaux de son pays, sa liberté et son indépendance.
Hormis quelques séquences « sur le terrain » d’ailleurs fort réussies avec des plongées, notamment, sur la cité assiégée de Calais, Darkest Hour est quasiment un huis-clos. Le premier ministre passe de Downing Street à la Chambre des Communes avec des détours par Buckingham Palace (où George VI finira par lui apporter un soutien indéfectible) et bien sûr le bunker souterrain qui, à Westminster, abritait le cabinet de guerre où Churchill passait un temps considérable dans une atmosphère de ruche grouillante… Le film repose sur une série de décors remarquables reconstitués en studio ou tournés dans des demeures anciennes. Comme les Churchill War Rooms sont devenus un musée, la production a reproduit, avec un soin jaloux, les pièces étroites du cabinet de guerre…
Les heures sombres est aussi une belle affaire de comédiens… Kristin Scott Thomas est Clemmie, une épouse attentive qui a compris depuis longtemps que Winston privilégierait toujours sa vie politique. Ben Mendelsohn est épatant en roi légèrement bègue et dame même le pion à Colin Firth, le George VI du Discours d’un roi (2010) tandis que Lily James campe Elizabeth Layton, la secrétaire personnelle de Churchill, qui incarne le regard que le peuple anglais pose sur son premier ministre. Enfin, l’exceptionnel Gary Oldman se moque d’être méconnaissable puisqu’il est littéralement dans la peau de Churchill. Sous la direction de Kazuhiro Tusji, grand spécialiste des maquillage spéciaux, une équipe a réalisé prothèses, postiches et maquillages qui transforment – après 3h30 de préparation quotidienne!- le (mince) comédien londonien de 59 ans en tonitruante icône politique. Mais le Churchill de Darkest Hour apparaît surtout comme l’homme derrière la légende, un individu de chair et d’émotions qui sait cependant qu’il ne peut se permettre aucune faiblesse dans la conduite de la nation. Un Churchill volontiers sarcastique, rude, voire grossier, avec ses manies, ses doutes, grand buveur et gros fumeur (des Siglo de la maison Cohiba) mais capable in fine de galvaniser les Anglais. Au-delà de la perfection de l’apparence, Gary Oldman a considérablement travaillé sa voix pour trouver le verbe, le rythme et le phrasé de Churchill. Et c’était évidemment une absolue nécessité puisque Les heures sombres est aussi -surtout- un film sur l’éloquence et le pouvoir des mots comme ultime recours…
Après avoir choisi, pour la première fois de sa vie, de descendre dans le métro londonien et y avoir rencontré les gens du peuple, l’homme qui inventa le V de la victoire y puisera les mots de discours mobilisateurs qui rallieront son pays et permettront de changer à jamais le cours de l’Histoire. On se souvient longtemps du « Nous nous battrons sur les plages, nous nous battrons sur les terrains de débarquement, dans les champs, dans les rues, sur les collines… », de « Nous devons vaincre et nous vaincrons » ou, bien sûr, du fameux « We never surrender »…
Drame historique avec des résonances contemporaines sur la nécessité d’avoir des leaders habités, Les heures sombres est le grand film de ce début d’année. A voir sans délai!
LES HEURES SOMBRES Drame (Grande-Bretagne – 2h05) de Joe Wright avec Gary Oldman, Kristin Scott Thomas, Ben Mendelsohn, Lily James, Ronald Pickup, Stephen Dillane, Nicholas Jones, Samuel West, David Schofield, Richard Lumsden, Malcolm Storry, Hilton McRae, Benjamin Withrow, Joe Armstrong. Dans les salles le 3 janvier.