Champs et champ d’honneur
« On est tous des héros, là-bas… » Revenu en permission pour quelques jours à la ferme du Paridier, Constant, le jeune instituteur devenu lieutenant sous l’uniforme bleu horizon, ne dit rien, en fait, aux siens de l’enfer des tranchées mais chacun, en silence, n’a aucun doute sur l’horreur de la sitaation… Nous sommes en 1915 et les premières images du film de Xavier Beauvois sont sans équivoque. Le champ d’honneur est une terre ensemencée du sang des uniformes des deux camps…
Resté sur un film qui n’avait pas franchement séduit les spectateurs (La rançon de la gloire en 2014), Xavier Beauvois revient, avec Les gardiennes, à un cinéma de facture très classique qui, dans le cadre de la Grande guerre, s’intéresse à ceux qui ne sont pas sur le front, en l’occurrence à celles qui, bien forcées, mènent les fermes et accomplissent les travaux des champs. Au départ du film, il y a le roman éponyme d’Ernest Pérochon (1885-1942). Fils de petits paysans des deux-Sèvres, Pérochon est d’abord instituteur. Mobilisé en 1914, il part sur le front mais une crise cardiaque lui vaudra d’être démobilisé et de retourner à son métier d’enseignant. En 1920, son roman Nêne lui vaut le prestigieux prix Goncourt. Pérochon décide alors de s’adonner complètement à l’écriture. Il signera ainsi des recueils de poèmes, des livres pour enfants et une vingtaine de romans dont, en 1924, Les gardiennes où il dépeint la vie et le labeur des femmes de la campagne dans les Deux-Sèvres pendant la guerre de 14-18 alors que tous les hommes valides sont au front…
Même s’il prend des libertés avec le roman (notamment en faisant l’impasse sur les nombreux enfants présents chez Pérochon mais aussi sur les retours en permission que l’écrivain ne traite pas), Xavier Beauvois reste fidèle à ces portraits de femmes fortes et taiseuses qui deviennent gardiennes du foyer et de la terre.
Au centre des Gardiennes, il y a d’abord quelques bâtisses massives que le cinéaste a trouvé, dans un état de grand délabrement, au fond du Limousin, une ferme donc au milieu de vastes espaces agricoles et de forêts. Cette ferme du Paridier, c’est là que vit Hortense avec son frère Henri, vieil homme aux mains noueuses, et Solange, sa fille épouse de Clovis, parti au front puis fait prisonnier par les Allemands. Les hommes sont partis au front et il s’agit donc de s’occuper des bêtes comme des travaux des champs. Parce que le travail est dur, Hortense décide d’engager Francine, une jeune fille de l’Assistance publique, pour aider à la ferme.
La paysannerie au cinéma est presque un genre en lui-même. Il y a bien sûr les documentaires de Raymond Depardon ou de Georges Rouquier mais aussi de multiples fictions qu’il s’agisse, pour ne rester qu’en France, de Regain (1937) de Pagnol, de Goupi mains rouges (1943) de Becker, de Je vous trouve très beau (2006) d’Isabelle Mergault ou encore du tout récent Petit paysan d’Hubert Charuel… Avec Les gardiennes, Xavier Beauvois rejoint cette veine tout en restant fidèle à ses thèmes récurrents, notamment la communauté -ici paysanne, monastique dans le très remarqué Des dieux et des hommes en 2010- attachée à assurer, contre vents et marées, la survie d’un idéal.
Ce qui est remarquable dans Les gardiennes, c’est que cette chronique paysanne est quasiment dépourvue d’intrigue. On pense parfois -même si le film d’Ermanno Olmi tenait plus de la méditation lyrique- à L’arbre aux sabots (1978) dans l’observation d’un monde terrien avec le passage des saisons, la répétition des tâches, la rudesse du labeur. Seules pauses dans cette vie, le retour en permission des hommes de la famille mais c’est alors pour mesurer combien la mort rôde… Clovis raconte notamment comment les Français ont pris dix mètres aux Allemands avant de les perdre le lendemain. Justement, la permission de Georges lui permettra de tomber sous le charme de la rousse Francine. Et Georges conduira la belle jusque dans un coin « magique » de sa forêt. Au creux d’un dolmen, les deux jeunes gens s’aimeront…
Avec Caroline Champetier, sa directrice de la photo, Xavier Beauvois a choisi de filmer en longs travellings paisibles des paysans dans leurs gestes immuables qui font parfois penser aux tableaux de Millet. Le modernisme viendra doucement avec l’acquisition d’une moissonneuse-lieuse puis d’une tracteur américain mais aussi avec l’émancipation de Francine. Car la servante aura commis la faute d’être enceinte et pour cela, sera chassée par une Hortense aussi cynique que soucieuse, alors, de protéger sa famille envers et contre tout.
A la différence d’Olmi, Xavier Beauvois emploie, ici, des acteurs professionnels à l’exception de Gilbert Bonneau (Henri). Il a réuni Nathalie Baye et sa fille Laura Smet dans les rôles d’Hortense et de sa fille Solange. S’il faut s’habituer à la perruque grise portée par Nathalie Baye, son Hortense est une maîtresse-femme qui prend les rênes de sa vie comme de son exploitation. Quant à Laura Smet, on regrette de ne pas la voir plus dans le film. Elle a cependant une belle scène lorsqu’elle lance à sa mère qui l’a surprise dans les bras d’un soldat du corps expéditionnaire américain: « Oui, je suis une jeune femme! Oui, j’ai des envies! »
Mais la révélation du film, c’est incontestablement Iris Bry. Agée de 23 ans, titulaire d’un BEP Librairie, elle débute, ici, au cinéma avec le beau personnage de Francine qui incarne le passage des femmes dans le 20e siècle. C’est d’ailleurs elle qui, avec un lumineux sourire à la caméra, chante, dans un bal populaire en 1920, Amours fragiles de Fragson: « Les amours sont fragiles – Les serments sont faciles… »
LES GARDIENNES Drame (France – 2h14) de Xavier Beauvois avec Nathalie Baye, Laura Smet, Iris Bry, Cyril Descours, Gilbert Bonneau, Olivier Rabourdin, Nicolas Giraud, Mathilde Viseux-Ely. Dans les salles le 6 décembre.