Chavela, fière rebelle désespérée
« Je m’appelle Chavela Vargas. Ne l’oubliez pas! ». Comment le pourrait-on? Pour dire le vrai, je ne connaissais pas Chavela Vargas même si le cinéma de Pedro Almodovar ne me laisse pas indifférent, loin de là mais on y reviendra… Avec le documentaire de Catherine Gund et Daresha Kyi qui sort actuellement dans les salles, les choses rentrent dans l’ordre et la rencontre avec la chanteuse mexicaine s’avère un impressionnant voyage en compagnie d’une artiste qui incarna, pendant quelques décennies, la musique ranchera, un genre musical né au milieu du 19e siècle au Mexique dont les chansons populaires disent la passion, la fureur, la sensualité ou l’agonie des travailleurs des ranchs….
Mais Chavela Vargas n’est pas qu’une chanteuse talentueuse. C’est aussi une femme qui, dans une interview accordée à l’âge de 71 ans et qui sert de fil conducteur au document qui lui est consacré, constate : « Le plus important est de savoir où l’on va et non d’où on vient à mon âge… » Un propos agrémenté d’une large sourire plutôt craquant. De fait, Chavela Vargas est, au-delà de ses talents musicaux et vocaux, une grande séductrice qui affirme volontiers son amour pour toutes les femmes du monde.
Née Isabel Vargas Lizan le 17 avril 1919 dans un village perdu du Costa Rica, Chavela Vargas joue de la guitare et chante avec une voix ni douce, ni cristalline mais endolorie et déchirée. « Elle n’était pas coquette comme le sont les Mexicaines dans les films », glisse une amie. Et Chavela d’ajouter: « Quand je m’habille en femme, j’ai l’air d’un travesti! ». Sous son poncho, elle portera donc un vêtement réservé aux hommes et ces machos de Mexicains s’interrogeront: « Qu’est-il arrivé à cette femme pour qu’elle porte un pantalon? » Mais Chavela n’en a cure. Elle est aussi libre que rebelle et surtout, comme le dit une spécialiste, « elle synthétise toute la festivité des chants mexicains mais en la réduisant à son essentiel, un chant désespéré, un chant de l’âme débarrassé des fioritures ».
Comme le notent les réalisatrices, Chavela Vargas était une pionnière audacieuse, une sorte de « hors la loi » sexuelle, fidèle à elle-même, dans une époque où vivre hors des sentiers battus n’était pas socialement acceptable et même dangereux. Elle s’en est échappée grâce à son talent, en reprenant la musique ranchera, qu’elle dépouilla pour lui donner plus de gravité et une dimension de blues brut… Avec une interview qui sert donc de fil rouge, des photos d’époque, des films d’archives et des contributions, souvent affectueuses et volontiers admiratives, de multiples personnes, notamment des amies et des amantes, la chanteuse apparaît au sein d’un portrait foisonnant et haut en couleurs qui raconte une existence heureuse et douloureuse à la fois…
Bien qu’elle n’ait révélé son homosexualité qu’à seulement 81 ans, Chavela Vargas a soigneusement conçu son personnage public de séduisante rebelle, libre et qui s’est faite tout seule. On croise ainsi la grande Frida Kahlo avec laquelle Chavela vécut un amour intense. « Elle venait d’un autre monde avec ses sourcils comme une hirondelle en plein vol », dit-elle tout en chantant: « J’adore la rue où l’on s’est vues – La nuit où l’on s’est connues ». Une ancienne sénatrice lâche: « On sait qu’elle a couché avec tout Mexico… » La chanteuse aurait eu plusieurs amantes et beaucoup d’aventures, notamment avec des femmes connues, épouses d’hommes politiques ou d’intellectuels. On ne prête qu’aux riches! D’autant que Chavela elle-même raconte que, dans les années 50, le tout Hollywood avait rendez-vous à Acapulco. La chanteuse fut ainsi invitée au mariage de Liz Taylor: « Ca fricotait dans tous les sens… J’ai fini avec Ava Gardner. »
L’avocate Alicia Elena Perez Duarte y Norona raconte, elle, son intervention pour Chavela qu’elle devait sortir des griffes d’un prétendu agent qui tentait de lui faire signer un contrat douteux. L’intervention professionnelle finit en véritable relation amoureuse tendre et houleuse (Chavela souffrant d’alcoolisme à un stade très aigu) entre l’artiste et Nina. Lorsque celle-ci finit par prendre du recul, Chavela chanta: « Depuis que tu es partie, le clair de lune me fuit… »
La solitude, l’abandon, la souffrance (qu’elle chantait notamment sur des compositions de José Alfredo Jimenez) traverse ce portrait d’une femme insaisissable qui fut absente de la scène pendant douze années à cause de son addiction à la tequila. Retrouvant la santé grâce au chamanisme, Chavela Vargas connut une seconde carrière avec le soutien de Pedro Almodovar. Séduit par celle qu’il qualifia de « volcan », le cinéaste espagnol de la Movida organisa pour elle des concerts au Carnegie Hall de New York, à Madrid ou à l’Olympia à Paris. Et Chavela, disparu en 2012, contribua aussi à une riche collaboration en signant de sa présence et de sa voix des films comme Talons aiguilles (1991), Kika (93), La fleur de mon secret (95) ou En chair et en os (97)…
Chavela Vargas est un émouvant hommage à une chanteuse inspirante et plus encore à une femme indépendante qui aimait intensément l’art, la fête et ses compagnes. « L’amour est tellement court, comparé à l’oubli », disait-elle en ajoutant « Une vie sans amour, ce n’est pas une vie ». La sienne a été puissamment vécue.
CHAVELA VARGAS Documentaire (Mexique/Espagne – 1h33) de Catherine Gund et Daresha Kyi. Dans les salles le 15 septembre.