Edith ou la vie difficile
Aux premières images de Prendre le large, ce sont de beaux tissus colorés qui défilent à l’écran… Pourtant, dans l’usine textile située du côté de Villefranche-sur-Saône, la situation n’est ni belle, ni colorée. Un plan social est en place et l’activité va être délocalisée. Une partie des ouvriers est en grève et l’autre travaille tandis que des grévistes leur tendent des panneaux Honte à vous. Edith Clerval est de celles qui travaillent. Parce qu’elle ne sait pas faire autre chose et qu’elle pense que le travail est une valeur fondamentale qui assure fierté, dignité et lien social, cette femme d’une petite cinquantaine se demande de quoi son avenir sera fait. Alors lorsqu’elle est convoquée à la Direction des ressources humaines de son entreprise, elle surprend tout le monde en renonçant à toucher ses indemnités de licenciement et en demandant à être reclassée là où la société va se délocaliser. Ce sera le Maroc, là où les coûts de production sont plus bas. « Je peux y aller comme ça? » demande Edith à une DRH, incrédule, qui lui dit clairement qu’elle fait une grosse erreur… Bientôt, coupant les ponts avec un fils qu’elle a perdu de vue depuis quelques années, Edith sera en partance vers Tanger…
Le cinéma documentaire a largement abordé le monde du travail mais la fiction n’est pas en reste. Dès 1936, Charlie Chaplin évoquait le travail à la chaîne dans Les temps modernes alors qu’en 1939, Marcel Carné faisait de Jean Gabin, dans Le jour se lève, un ouvrier sableur… Plus près de nous, Ressources humaines (2000), Le couperet (2005), De bon matin (2011), Les neiges du Kilimandjaro (2011), La loi du marché (2015) ou Vendeur (2016) traitait, parfois de manière glaçante, des RH, du recrutement des cadres, du burn-out, du syndicalisme, de la précarité ou de la grande distribution. Pour Prendre le large, Gaël Morel revient à un thème traité tout récemment dans Crash Test Aglaé où India Hair incarnait une technicienne de tests de collision acceptant de partir travailler en Inde. Mais, au fil des pérégrinations d’Aglaé, le film d’Eric Gravel prenait des allures d’errance loufoque alors que l’aventure d’Edith est, elle, beaucoup plus dramatique…
Si Gaël Morel, dont c’est ici le sixième long-métrage, montre clairement les effets de la mondialisation sur une petite entreprise, il signe d’abord le portrait sensible d’une femme solitaire et faussement solide. Dans son usine du Beaujolais (Morel a tourné dans une entreprise proche de Tarare où son père fut ouvrier), Edith a de l’ancienneté et se permet de dire « Chacun pour sa gueule » à une syndicaliste qui lui reproche de partir mais elle remonte aussi le moral de Nadia, son unique amie qui dit: « Lire, écrire, compter, cuisiner, conduire, nager… Six trucs, c’est tout ce que je sais faire! » Et Edith d’ajouter en riant: « Le plus important, tu fais ce qu’on te dit de faire… » Incarnée par l’excellente Lubna Azabal, Nadia lance à sa collègue: « C’est une autre vie là-bas mais elle n’est sans doute pas mieux qu’ici… » De fait, ce n’est pas le paradis qui attend la Française à Tanger.
Parce qu’il voulait rendre hommage au milieu ouvrier dont il est issu, Gaël Morel a imaginé cette fiction qui ne tient pas de la science-fiction. Le cinéaste rappelle que, récemment, les ouvriers de Whirlpool se sont vu proposer un salaire de 400 euros s’ils acceptaient d’être reclassées en Pologne où leur usine allait être délocalisée. Avec Prendre le large, Morel montre donc la vie difficile d’une femme qui fait cette démarche de reclassement. Dans cette ville en pleine expansion (mais où il semble difficile de s’approcher de la mer) qu’est Tanger, Edith trouve à se loger dans une petite pension tenue par la libre mais d’abord peu avenante Mina. Mais tout semble compliqué lorsqu’il faut, par exemple, trouver le moyen de locomotion pour rejoindre l’usine située dans la zone franche de Tanger. Et lorsqu’Edith monte dans le minibus qui va à l’usine, on lui fait comprendre qu’elle doit se couvrir la tête. Car le minibus est mis à disposition par une association islamiste… Ce qui vaudra à Mina qui porte librement ses beaux cheveux noirs et qui a osé défier la tradition en divorçant, de dire: « Ils sont partout, ceux-là! »
Après son usine française, Edith découvre un autre monde du travail avec une chaîne de production désuète, des nuisances sonores, des machines à coudre qui provoquent des « coups de jus » mais surtout un univers dominé par le silence de la peur. En dépit des liens qu’elle noue avec Karima, une jeune ouvrière, Edith comprend vite que la solidarité n’existe pas. Karima dérobe tous les jours un peu de tissu. Question de survie! Si elle ne peut pas travailler un peu au noir, c’est le trottoir qui l’attend. Quant à Najat, la contremaître de l’atelier d’Edith, elle laisse ses ouvrières s’électrocuter parce qu’elle craint, elle aussi, pour son emploi…
Dans cet environnement, Edith provoque antipathie ou méfiance. Son image est complètement brouillée. Qui est-elle? Espagnole, Française, touriste, ouvrière? Etrangère à coup sûr. C’est auprès de Mina et de son fils Ali, un beau jeune homme qui rêve, comme bien d’autres, d’aller découvrir la France, qu’Edith pourra enfin tourner le dos à son énorme solitude et trouver ce qu’elle a toujours cherché: l’amitié et les autres…
En changeant de format d’image (le scope pour les séquences françaises et l’enfermement d’Edith puis un cadre plus vertical pour la volonté de Morel de filmer des gens debout), en s’appuyant sur une belle musique lyrique de Camille Rocailleux et sur de beaux comédiens, Prendre le large s’impose comme une oeuvre qui va de la souffrance et de la colère vers une forme d’apaisement et même d’un brin d’optimisme pour l’avenir d’Edith…
Avec une économie impressionnante dans le jeu, Sandrine Bonnaire est une Edith tour à tour pathétique et perdue et qui avance peu à peu vers une lumière. Pour les scènes de cueillette dans le Rif, on songe parfois à son personnage très paumé de Sans toit, ni loi (1985). Enfin Gaël Morel réunit aussi Edith, Mina (Mouna Fettou, actrice très populaire au Maroc) et Ali dans de fortes scènes réconfortantes de déjeuner ou de dîner en commun ou encore, pour les deux femmes, dans une pause au hammam où elles se livrent sur leurs doutes et leurs espoirs…
PRENDRE LE LARGE Comédie dramatique (France – 1h43) de Gaël Morel avec Sandrine Bonnaire, Mouna Fettou, Kamal El Amri, Ilian Bergala, Farida Ouchani, Nisrine Radi, Lubna Azabal. Dans les salles le 8 novembre.