Deux escrocs paumés et magnifiques
« Mais mon colon, celle que je préfère, c’est la guerre de quatorze dix-huit… » Parmi les guerres longues et massacrantes, Georges Brassens avait fait son choix. Du côté de Verdun, du Chemin des Dames ou de la côte 113, la Grande Guerre fut un modèle de terrifiant carnage. Le cinéma s’est bien sûr très largement emparé de ces pages d’Histoire et tour à tour William A. Wellman avec Les ailes (1927), Lewis Milestone avec A l’Ouest, rien de nouveau (1930), Raymond Bernard et Les Croix de bois (1931) ou encore Stanley Kubrick avec Les sentiers de la gloire (1957) sans oublier François Dupeyron et La chambre des officiers (2001) sur la question spécifique des gueules cassées ont décrit les tranchées, la trouille des poilus, les coups de sifflet qui font sortir les hommes des abris pour les lancer dans la mitraille…
A son tour, Au revoir, là-haut nous ramène sur ces terres trouées de cratères de bombes qui ressemblent à une lune définitivement hostile aux trouffions bleu ciel… D’emblée, Albert Dupontel, maniant grandes plongées et amples travellings, nous amène au plus près d’Albert Maillard et d’Edouard Péricourt, deux soldats parmi des milliers qui, dans les derniers jours du conflit, attendent le silence des armes. Mais, officier aussi cynique que pervers, le lieutenant Pradelle va envoyer encore une fois sa chair à canon dans la mitraille. Edouard, dessinateur de génie, y perdra le bas du visage et Albert, modeste rond-de-cuir, ne devra qu’aux ultimes soupirs d’un cheval agonisant, de ne pas périr dans l’ensevelissement d’un trou de bombe… Albert et Edouard échapperont cependant à la grande faucheuse…
Tournant le dos pour la première fois à ses scénarios originaux, le réalisateur de Bernie (1996), Le créateur (1998), Enfermés dehors (2006), Le vilain (2009) et 9 mois ferme (2013) s’est donc lancé dans l’adaptation du prix Goncourt 2013, en l’occurrence le pavé (600 pages) de Pierre Lemaître, macabre et jubilatoire portrait de deux rescapés des tranchées qui décident de prendre leur revanche sur la société et les vivants en organisant une grosse escroquerie aux monuments aux morts. Mais, on s’en doute, la France victorieuse ne plaisante pas avec ses héros tombés au champ d’honneur…
Au revoir, là-haut va alors entraîner le spectateur dans un étonnant et remarquable récit picaresque. Rendus à la vie civile, les poilus d’hier ne sont plus que des laissés pour compte. Albert a perdu son emploi de comptable et survit en portant des panneaux publicitaires. Edouard calme ses douleurs à la morphine et dissimule son visage mutilé sous d’extravagants et superbes masques qui déclinent les états intérieurs du personnage. S’appuyant sur l’écriture foisonnante et très visuelle de Pierre Lemaître, le cinéaste a cependant fait le choix -estimant que le spectateur est plus paresseux que le lecteur- de lier tous les personnages du roman entre eux, autour d’un axe essentiel, à savoir la relation forte et passionnée d’Albert et d’Edouard, vite confrontés à la grosse arnaque imaginée par Edouard et qui, dans le livre, n’arrive que dans le dernier tiers…
Si Dupontel met donc fortement l’accent sur le duo Albert/Edouard secondé par la petite Louise, véritable porte-voix du dessinateur, il évoque, de manière tout aussi puissante, l’univers de l’après-guerre avec ses fêtes mais aussi ses profiteurs, petite minorité cupide et avide qui domine le monde (et qui confère au film une tonalité résolument contemporaine) incarnée, ici, par un Pradelle revenu au costume civil pour mieux magouiller avec le sinistre commerce des grands cimetières sous la lune mais aussi par un Marcel Péricourt, grand brasseur d’affaires sans états d’âme qui pourrait dire: « Pour le commerce, la guerre présente beaucoup d’avantages, même après » Enfin, cette histoire est aussi celle, à la fois cruelle et poignante, d’un père bourré de remords et d’un fils délaissé et incompris…
Dans Au revoir, là-haut, tous les ingrédients d’un film réussi sont réunis. La photographie retrouve les couleurs des autochromes d’époque, notamment ceux d’Albert Kahn. Les décors comme les costumes sont beaux et les masques de Cécile Kretschmar piochent allègrement dans le coffre à jouets du cubisme et du surréalisme mais aussi des feuilletons de Fantômas. La musique de Christophe Julien a des accents parfois raveliens tandis que la bande-son intègre aussi des morceaux de Nino Rota et d’Ennio Morricone. Et puis, Dupontel, qui à l’origine du projet, ne devait pas jouer dans le film, a réuni une très belle distribution. Il s’est donné finalement le personnage de Maillard auquel il confrère parfois une allure à la Buster Keaton. Découvert dans le récent 120 battements par minute de Robin Campillo, le jeune Argentin Nahuel Perez Biscayart compose un magnifique Edouard qu’il condense entièrement dans son regard… Depuis Hitchcock, on sait que plus le méchant est réussi, plus le film est bon. A cette aune, Niels Arestrup campe un Marcel Péricourt à la fois froid et cassant mais aussi pathétique lorsqu’il retrouve son fils… Quant à Laurent Lafitte, il fait avec brio de Pradelle une formidable ordure! C’est lui qui partage avec les femmes du film deux scènes remarquables. A son épouse trompée (Emilie Dequenne), il lance qu’elle est « laide de face mais belle de dot » (des mots écrits par Pierre Lemaître dans son roman). En ce qui concerne Pauline (Mélanie Thierry), la bonne des Péricourt qu’il fait sangloter, il recueille du bout du doigt une de ses larmes qu’il porte à ses lèvres… Enfin, parce que ce film a aussi des accents burlesques, Dupontel a confié à son vieux complice Philippe Uchan, le savoureux Labourdin, considérable crétin municipal et à Michel Vuillermoz, le teigneux inspecteur Merlin qui précipitera la chute de Pradelle…
Aux premières images du film, dans le Maroc de novembre 1920 (les extérieurs ont été tournés sur un… parking de la banlieue parisienne), l’officier de gendarmerie Thérieux demande à Albert Maillard, à qui l’on vient de retirer ses menottes, de lui raconter son aventure. Albert constate: « C’est une longue histoire, compliquée… » et le gendarme de répondre: « On a tout notre temps ». Le spectateur, lui, déguste pleinement ce temps pour partir, avec bonheur, sur les traces d’Albert, Edouard, Louise et Pauline, de beaux et tragiques personnages emportés dans le vent de l’Histoire.
AU REVOIR, LA-HAUT Drame (France – 1h57) de et avec Albert Dupontel et Nahuel Perez Biscayart, Laurent Lafitte, Niels Arestrup, Emilie Dequenne, Mélanie Thierry, Héloïse Balster, Philippe Uchan, Philippe Duquesne, André Marcon, Michel Vuillermoz, Kyan Khojandi, Gilles Gaston-Dreyfus. Dans les salles le 25 octobre.