Un gros mensonge au fond des grands yeux
Fans absolus de Tim Burton, vous faudra-t-il cette fois passer votre chemin? Plus de mystère, plus de délires visuels… Mais où sont donc passés Edward et ses mains d’argent, le cavalier sans tête de Sleepy Hollow, le Charlie de la chocolaterie, Beetlejuice ou cet extraordinaire loser qu’était Ed Wood?
Réponse: pas tout à fait! Big Eyes n’est sans doute pas le plus surprenant des films de Tim Burton mais il a, pour le moins, le mérite de nous embarquer dans une fable étonnante et, on l’avoue, inconnue. Big Eyes raconte, en effet, l’extraordinaire aventure d’une des plus grandes escroqueries du monde de l’art. A la fin des années cinquante et au début des années soixante, sur la côte ouest des Etats-Unis, le peintre Walter Keane a connu un succès phénoménal en vendant des tableaux représentant des enfants tristes aux yeux démesurés. Plus encore, Walter Keane a révolutionné le commerce de l’art en développant un marketing inconnu jusque là. Andy Warhol dira: « Je crois que ce qu’a fait Keane est merveilleux. Cela doit être bon. Si c’était mal, cela ne plairait pas à tant de gens. » Plus tard, Walter Keane se moquera de Warhol: « J’avais une Factory avant qu’il ait seulement vu une boîte de soupe… »
Le drame, c’est que Walter Keane s’est attribué la paternité de ces toiles alors qu’en réalité, elles étaient peintes par sa femme Margaret… La supercherie dura assez longtemps pour que le couple devienne célèbre, qu’il gagne beaucoup d’argent et dispose d’une vaste maison. Trois points sur lesquels Walter Keane avait au moins dit vrai à cette épouse qu’il avait largement flouée.
Est-ce parce que le film -un biopic donc- repose sur une histoire vraie (Margaret Keane a aujourd’hui 88 ans et vit toujours à proximité de San Francisco) qu’on a l’impression que Big Eyes se contente d’être strictement illustratif? Certes, au générique, la caméra part du coeur du big eye keanien, accomplit un travelling arrière pour aboutir à une machine débitant des posters signés du logo copyright et Keane. Résumant ainsi une sorte d’alpha et oméga de l’odyssée de Margaret Keane. On part en effet de l' »énigme » des grands yeux tristes (la peintre parlera souvent des « miroirs de l’âme ») pour arriver à l’industrialisation des images.
Mais, dès le début, le récit comme la mise en images apparaissent très lisses. Lassée de sa vie avec un mari invisible, Margaret Ulbrich prend sa petite Jane sous le bras et quitte le domicile conjugal. Arrivée dans le San Francisco des beatniks, elle a un peu de mal à trouver ses marques. A une amie qui lui propose d’aller prendre un espresso, elle demande si c’est comme du haschisch! Et puis, un jour, sur un marché de l’art en plein air, Margaret va croiser Walter Keane. Il est sémillant, séduisant et surtout il salue sa peinture. Qui est donc cet homme que Margaret trouve si romantique? A des jeunes femmes qui regardent ses toiles représentant des rues de Paris, il dit s’inscrire dans la tradition de Pissarro. Mais, à Margaret qui deviendra vite son épouse, il doit confesser qu’il est agent immobilier et… peintre du dimanche.
Walter Keane (Christoph Waltz étonnant dans sa capacité à passer, en deux répliques, du charme à la menace) a surtout un sens aigu des affaires et de la communication. Au Hungry i, un club branché, il obtient d’exposer les tableaux des Keane. Sur le chemin des… toilettes, les enfants aux yeux tristes plaisent plus que les rues de Paris. Et c’est là que Walter Keane fait le pas. « Parce que, dit-il à Margaret, je ne voulais pas rater une vente », il s’attribue les Big Eye. Un malentendu sans doute. Mais Walter Keane va être pris de vertige devant le succès grandissant de son entreprise. Bientôt, il dira « Keane, c’est moi » en promettant à Margaret un sort funeste si elle révèle l’escroquerie…
Même s’il reste toujours en surface, Big Eyes va cependant permettre à Tim Burton d’aborder des questions comme le goût du public ou le rôle des critiques d’art. Dans une époque où l’expressionnisme abstrait, avec des artistes comme Pollock, De Kooning, Kline ou Rothko occupe le haut de l’affiche, les oeuvres vendues en masse par Walter Keane relèvent clairement du kitsch flamboyant. Mais Tim Burton ne rabaisse pas le travail de Margaret Keane. Il dépeint ainsi un galeriste plutôt désagréable et brosse deux rapides mais peu sympathiques portraits de journalistes avec Dick Nolan, chroniqueur en potins à l’Examiner et surtout John Canaday, le redoutable critique d’art du New York Times (Terence Stamp, épatant), celui-là même qui affirme que « Keane est la raison d’être des critiques d’art ».
En soignant la reconstitution historique d’un Frisco des sixties aux couleurs pimpantes, Big Eyes réussit joliment le portrait d’une Margaret (Amy Adams avec un touchant faux air de Marilyn Monroe) qui s’éveille à la liberté de femme et d’artiste. Piégée par un mensonge dont elle est muettement complice, Margaret Keane va petit à petit se défaire du joug de son mari. D’abord, elle abandonne les enfants aux yeux tristes pour se rapprocher d’un style à la Modigliani et enfin elle va s’éloigner de Walter… Installée à Honolulu, Margaret obtiendra, devant un tribunal, réparation… Si la scène finale est un peu appuyée et un peu longue, elle demeure savoureuse. Margaret et Walter, désormais proche de la démence, sont face-à-face devant des chevalets. Cette fois, il s’agit de peindre au vu et au su de tous…
BIG EYES Comédie dramatique (USA – 1h47) de Tim Burton avec Amy Adams, Christoph Waltz, Danny Huston, Krysten Ritter, Jason Schwartzmann, Terence Stamp, Jon Polito. Dans les salles le 18 mars.