Et le conservateur bobo perdit les pédales
Installation d’une artiste argentine nommée Lola Arias, The Square est un carré de quatre mètres par quatre dessiné dans le sol d’une grande place et délimité par un trait lumineux. « The Square est un sanctuaire de confiance et d’altruisme. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs ». C’est ce qu’explique doctement Christian Juel Nielsen, le conservateur du X-Royal Museum, un grand musée d’art contemporain de Stockholm…
Jeune quadra plutôt bien de sa personne, Christian semble attentif aux autres. Ce père divorcé qui élève correctement Lise et Lily, ses deux fillettes blondes (même s’il hurle lorsqu’elles claquent les portes de son bel appartement) roule en voiture électrique et offre volontiers, dans un fast-food, un chiabatta poulet à une mendiante. Mais Christian est sous pression parce que The Square, sa prochaine grande exposition, approche. Il veille à la mise en place des oeuvres, coordonne son équipe, donne des interviews, notamment à Anne, une journaliste américaine à laquelle il avoue que le plus grand défi d’un musée d’art contemporain, c’est… l’argent. Car, dit-il, les grands collectionneurs ont tellement de moyens qu’ils peuvent dépenser pour une oeuvre tout le budget annuel d’un musée…
La vie bien cadrée de Christian (le comédien danois Claes Bang) va cependant connaître une sérieuse secousse lorsque, dans la rue, on lui vole son téléphone portable, son porte-feuille et les boutons de manchette qu’il tenait de son grand-père. Parce qu’il trace son téléphone sur un ordinateur, Christian repère l’immeuble dans lequel son appareil est censé se trouver. Mais sa réaction ne l’honore guère. Avec l’un de ses assistants, il décide en effet d’aller déposer, dans chaque boîte aux lettres, un courrier accusant les habitants de vol et les incitant à mettre leur larcin dans une enveloppe et à le déposer à son intention dans un fast-food du quartier de la gare…
Présenté en compétition à Cannes où il a remporté la Palme d’or, The Square a divisé les festivaliers et le film d’Östlund risque bien aussi de partager les spectateurs. Le cinéaste suédois de 43 ans précise: « Je voulais faire un film élégant en me servant de dispositifs visuels et théoriques pour bousculer le spectateur et le divertir. » C’est à travers une satire grinçante que le réalisateur va passer au crible des thèmes comme la responsabilité et la confiance, la richesse et la pauvreté, le pouvoir et l’impuissance, l’individualisme grandissant et l’isolement des classes privilégiées ou encore la méfiance à l’égard de la création artistique et des médias sans oublier cette question « La justice peut-elle faire le bonheur? »… Ce qui, on en conviendra, fait beaucoup de pistes à suivre…
De fait, au-delà de l’aisance de la mise en scène, on a souvent l’impression, plus le film avance, que Ruben Östlund ne creuse pas vraiment les très nombreuses questions qu’il aborde. Bien sûr, les séquences sont souvent savoureuses, ainsi quand les jeunes « experts » en marketing de l’agence chargée de la communication de l’exposition, expliquent comment parvenir à se distinguer dans un vacarme médiatique assourdissant, comment The Square est en concurrence, non point avec d’autres événements culturels mais bien avec les catastrophes naturelles et les menaces terroristes ou encore comment faire saliver les journalistes. Evidemment, c’est du côté des réseaux sociaux que l’affaire se jouera mais le phénomène viral (avec notamment une vidéo spécialement tirée par les cheveux) ne sera pas celui qui était attendu, sauf pour notre conservateur désormais décontenancé par une crise existentielle…
On suit moins Östlund quand il s’aventure sur le terrain de la culpabilité des riches à l’égard des pauvres. Il fait certes du bobo Christian un personnage caméléon qui, lorsqu’il se trouve face à un dilemme, ne met pas ses actes en concordance avec les valeurs morales qu’il entend défendre. Pire, il se conduit comme un malpropre face à un gamin qui réclame réparation pour le courrier générique déposé dans les boîtes aux lettres… Toutefois le cinéaste frôle le ridicule avec la scène dans le grand magasin où il a perdu ses filles. Comme personne ne lui prête attention, le conservateur, chargé de paquets, demande l’aide d’un mendiant auquel il confie ses achats pour aller retrouver sa progéniture. Et que dire des relations de Christian avec les femmes! Sa brève soirée sexe avec Anne s’achève sur une note singulière puisqu’ils s’embrouillent autour du sort réservé à un préservatif usagé…
Finalement, c’est lorsque le réalisateur s’amuse à chambrer les pratiques, les moeurs et… les dérives de l’art contemporain que The Square est souvent jubilatoire. Bien sûr, Östlund n’innove pas lorsqu’il évoque l’agent d’entretien qui a « balayé » une oeuvre qu’il a pris pour des tas de graviers mais ses notations sonnent juste lorsqu’il se moque des discours de présentation des expos, des hommages rendus aux grands donateurs ou les ruées sur les buffets des avant-premières. Et il y a, dans ce domaine, la meilleure séquence du film avec une grande soirée pour des happy-few dans laquelle déboule, sous le signe de Bienvenue dans la jungle, un performeur très simiesque qui va créer un gros malaise (y compris chez le spectateur) et démontrer in fine la part « animale » de gens longtemps bien élevés, pour ne pas dire pleutres…
Le réalisateur de Force majeure (2014) a voulu que The Square s’achève sur un inattendu spectacle de pom-pom girls auquel participent les deux filles de Christian. Ruben Östlund y voit en effet une manifestation visuelle du rôle de la confiance en l’autre puisque les fillettes s’épaulent les unes les autres et font preuve d’un véritable esprit d’équipe. Et pour le reste, on doit se demander, à la fin du film, si Christian a tiré une leçon de ce qui s’est passé. A chacun de voir…
THE SQUARE Comédie dramatique (Suède – 2h23) de Ruben Östlund avec Claes Bang, Elisabeth Moss, Dominic West, Terry Notary, Christopher Laesso, Marina Schiptjenko, Elijandro Edouard, Daniel Halberg, Martin Sööder, Linda Anborg, Annica Liljeblad. Dans les salles le 18 octobre.