Cauchemar sanglant au motel
Véritable pointure de la scène hollywoodienne, Kathryn Bigelow fut, en 2010, la première femme de l’histoire du cinéma à remporter l’Oscar de la meilleure réalisation. C’était pour Démineurs qui raconte les aventures, pendant la guerre d’Irak, d’une équipe de l’US Army chargée de désamorcer les nombreux engins explosifs improvisés disséminés partout dans son secteur. Katheryn Bigelow, qui avait déjà rencontré un imposant succès commercial en 1991 avec Point Break, a récidivé en 2012 en mettant en scène la longue traque de Ben Laden dans le palpitant Zero Dark Thirty. Autant dire qu’on ouvre l’oeil quand la cinéaste californienne sort un nouveau film…
Cette fois, c’est donc Detroit qui plonge dans l’histoire américaine de la fin des années soixante… Pendant l’été 1967, les Etats-Unis connaissent une vague d’émeutes sans précédent. La guerre du Vietnam, vécue comme une intervention néo-coloniale (dans un plan au début du film, on aperçoit une affichette « No Vietnamese never called me Neger »), et la ségrégation raciale nourrissent la contestation. La cinéaste choisit de tourner sa caméra vers Detroit, cinquième ville du pays où, malgré les appels au calme des politiques locaux, la tension gagne d’heure en heure. Même si des suppliques sont lancées aux habitants (« Ne détruisez pas vos propres quartiers »), les incendies, les pillages, les affrontements avec la police deviennent monnaie courante… Alors que la police locale paraît débordée, les troupes fédérales et la Garde nationale débarquent dans la ville. Les chars donnent à certains quartiers de Detroit des allures de champ de bataille. Une fillette ouvrant un rideau à une fenêtre est prise pour un sniper et arrosée de projectiles par des militaires à cran…
Detroit s’ouvre sur un beau générique composé de tableaux de la Migration Series du grand peintre afro-américain Jacob Lawrence (1917-2000) qui permettent à Kathryn Bigelow d’évoquer, comme un prologue aux événements qui suivent, les décennies de ségrégation raciale qui ont abouti aux émeutes des années soixante. Le film peut alors entrer dans le vif du sujet, en l’occurrence les exactions contre des magasins, les courses des véhicules de police dans des rues hostiles, les mouvements de foule, les arrestations, les alignements de suspects contre les murs, le tout filmé à la manière d’un reportage. D’ailleurs Kathryn Bigelow a intégré dans son montage de vraies images d’archives des émeutes de Detroit qui renforcent encore l’impression d’authenticité du propos. Et puis, parce que le cinéma a besoin de se centrer, notamment dans les évocations historiques, sur des personnages emblématiques, on va découvrir Krauss, flic blanc, qui traque un pillard et lui tire dans le dos, le laissant pour mort. Ce qui vaudra au policier une convocation à la brigade criminelle et une menace d’inculpation pour tentative de meurtre, Krauss répliquant: « C’est la guerre, le chaos! »
Alors que Detroit brûle, Larry Reed et ses copains qui composent les Dramatics, un groupe de r’n’b, n’ont qu’un rêve: monter enfin sur scène et prouver l’étendue de leur talent. Cet instant est quasiment arrivé. Les Dramatics sont juste derrière le rideau lorsque les autorités obligent les responsables de la salle de spectacle à la vider d’urgence. Et Detroit nous vaut alors une scène belle et émouvante avec un Larry quasiment désespéré qui, devant une salle désormais dépeuplée, entonne une chanson…
Pendant ce temps, un autre personnage-clé de Detroit entre, à son tour, en action. Ouvrier soudeur le jour, Melvin Dismukes travaille, la nuit, comme vigile dans une société de sécurité privée. Dismukes fait partie de ces Noirs américains qui ont quitté le Sud xénophobe et raciste dans l’espoir de trouver un emploi en usine et bénéficier des droits civiques au Nord. Ce soir-là, il est à son poste dans une petite supérette lorsqu’il entend un coup de feu tiré, pense-t-on, depuis l’Algiers Motel…
Après leur spectacle raté, Larry Reed et son ami Fred Temple, pour ne pas se faire surprendre par le couvre-feu, ont pris une chambre à l’Algiers Motel. Dans l’hôtel et son annexe, de nombreux jeunes gens, entre alcool et shit, font la fête. Par jeu, l’un des occupants du motel tire avec un petit revolver. Les abords du motel grouillent de policiers. Immédiatement, on pense à un sniper et c’est le branle-bas de combat… Les forces de l’ordre se précipitent vers l’Algiers Motel pour interpeller le sniper. Bientôt c’est la plus pure panique qui règne…
Avec un sens certain du rythme, Kathryn Bigelow va alors filmer une véritable nuit de cauchemar. S’appuyant sur les témoignages de Melvin Dismukes, Larry Reed et Julie Ann Hysell, une jeune fille présente sur les lieux du drame avec sa copine Karen, la cinéaste entraîne le spectateur dans un terrifiant huis-clos. Arrivé sur les lieux avec ses collègues Flynn et Demens, le policier Krauss veut absolument savoir qui a tiré et où se trouve l’arme… Pour obtenir réponse, Krauss, perdant peu à peu tout contrôle, va sadiquement jouer un jeu mortel avec une demi-douzaine de suspects dont Larry Reed et un ancien combattant du Vietnam. Successivement, les garçons sont entraînés dans une pièce pour une ignoble mise en scène. Les filles, elles, sont accusées d’être des prostituées, menacées, insultées, leurs vêtements lacérés…
Aux premières loges de cette longue nuit infernale qui aura coûté la vie à trois Noirs, le spectateur a le souffle coupé devant ce déferlement de haine aussi raciste qu’absurde. Alors que les hommes de la Garde nationale voyant la situation dégénérer, préfèrent s’éclipser, Melvin Dismukes, imaginait pouvoir aider les suspects à se sortir du piège, reste sur place. Il lui en coûtera… Krauss et ses deux acolytes, eux, seront jugés et… acquités.
Avec un point de vue à la fois sensible et sans concessions, Detroit est du cinéma puissant et palpitant qui trouve évidemment un écho contemporain aujourd’hui aux Etats-Unis. Surtout avec un locataire de la Maison-Blanche qui renvoyait, naguère, à propos des violences de Charlottesville, dos-à-dos suprématistes blancs et anti-racistes en estimant que les torts « étaient des deux côtés ».
DETROIT Drame (USA – 2h23) de Kathryn Bigelow avec John Boyage, Will Poulter, Algee Smith, Jason Mitchell, John Krasinski, Anthony Mackie, Jacob Latimore, Hannah Murray, Kaitlyn Dever, Jack Reynor, Ben O’Toole, Nathan Davis Jr, Peyton Alexander Smith, Malcolm David Kelley, Joseph David-Jones, Laz Alonso, Ephraïm Sykes. Dans les salles le 11 octobre.