Déroutants bourgeois de Calais
Michael Haneke est l’un des plus grands et des plus intéressants cinéastes contemporains. Lorsqu’en mai dernier, le Festival de Cannes choisit Happy End pour sa compétition officielle, la rumeur s’est mise rapidement à enfler. Et si, après Le ruban blanc (2009) et Amour (2012), Haneke allait marquer l’histoire de la Croisette en remportant une inédite troisième Palme d’or? Ce ne fut pas le cas et le jury présidé par Pedro Almodovar n’inscrivit pas Happy End à son palmarès.
De fait, Happy End est une oeuvre étrange et déroutante… Grands-bourgeois de Calais, les Laurent ont fait fortune dans les travaux publics. Georges, le patriarche, a passé la main à sa fille Anne, la cinquantaine, qui a pris la tête de la société en tentant d’entraîner dans son sillage Pierre, un fils dépressif, alcoolique et peu enclin à suivre la voie de ses aînés, surtout lorsqu’un grave accident sur un de leurs chantiers met en péril la survie de l’entreprise. Georges Laurent a également un fils, Thomas, chirurgien et qui a épousé en secondes noces, la charmante mais coincée Anaïs. Quant à Anne, elle va épouser Lawrence, un banquier de la City londonienne. Thomas et Anaïs ont un bébé mais la famille va aussi accueillir la jeune Eve, 13 ans. Fille du premier mariage de Thomas, l’adolescente rejoint les Laurent parce que sa mère a été hospitalisée dans un état grave…
« Tout autour le Monde et nous au milieu, aveugles », écrit un Haneke qui va capter les instantanés de ses bourgeois de Calais. Et il commence par les images qu’Eve filme avec son smartphone. Des images, cadrées en hauteur et accompagnées de « légendes » qui sont autant de succintes conversations avec un interlocuteur inconnu, qui installent rapidement un malaise lorsque la gamine fait manger des médicaments toxiques à Pips, son hamster encagé comme pour nous faire comprendre ses penchants meurtriers…
Happy End est une oeuvre étrange parce qu’elle nous entraîne indéniablement dans l’univers du cinéaste autrichien mais en citant… sa filmographie. On songe évidemment à Benny’s vidéo (1992) avec les agissements de la jeune Eve. On pense forcément à La pianiste (2001) pour les échanges sexuels et sado-masochistes entre Thomas et sa musicienne de maîtresse. La violence soudaine qui explose et qui vaut à Pierre une tête bien cabossée pourrait venir en écho au terrifiant Funny Games (1997) et bien entendu, les révélations que fait Georges, 85 ans, à la jeune fille à propos de la mort par étouffement de son épouse malade sortent directement du magnifique etr terrible Amour.
Déroutant, le film l’est aussi parce que Haneke semble constamment ouvrir des pistes pour le spectateur mais sans jamais développer son propos. Comme s’il revenait au spectateur de dénouer les énigmes ou, au moins, les ambiguïtés du film avant d’en renouer les fils. Bien sûr, on a bien compris que le réalisateur du Ruban blanc entend, à travers la multiplicité des névroses cachées de ses personnages, évoquer la responsabilité face aux problèmes de la société européenne de bourgeois nantis qui, d’après lui, regardent ailleurs. Au volant de sa voiture, Anne longe le massif mur « anti-intrusions » de la rocade de Calais. Après un accident de voiture qui ressemble à une tentative de suicide, Georges, rescapé mais coincé dans son fauteuil roulant, déambule dans une rue de Calais, interpelle un petit groupe de migrants et discute avec eux… sans que l’on entende ce qu’ils disent. Enfin, dans le cadre blanc immaculé d’un bon restaurant en bord de mer, Pierre déboule au mariage de sa mère avec le (même?) groupe de migrants qu’il entend bien inviter à table. La scène a un tel ton -décalé- de comédie qu’on se pince pour ne pas en rire. Et que dire enfin des relations, décrites de manière bien conventionnelles, entre les Laurent et leur personnel de maison. On a nommé Rachid et Jamila qu’on félicite pour son merveilleux tajine…
Pour le reste, l’image de Michael Haneke est impeccable. Les éclairages sont parfaits, les cadres sont beaux, le décor de la grande maison des Laurent aussi… Et les comédiens assurent. Isabelle Huppert dans l’énergie en mouvement d’Anne. En vieil homme aigri et suicidaire, Jean-Louis Trintignant distille de subtiles nuances. Franz Rogowski donne une épaisseur douloureuse à Pierre et la jeune Fantine Harduin a le masque diaphane et maladif d’une adolescente à la dérive…
Clairement, Happy End nous laisse très dubitatif.
HAPPY END Comédie dramatique (France – 1h47) de Michael Haneke avec Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Mathieu Kassovitz, Fantine Harduin, Franz Rogowski, Laure Verlinden, Aurelia Petit, Tobby Jones, Hille Perl, Hassam Ghancy, Nabiha Akkari. Dans les salles le 4 octobre.