Gauguin ou la quête polynésienne
En cette année 1891 à Paris, Paul Gauguin n’a plus le goût à la vie et encore moins à la peinture. Il trouve l’horizon parisien étriqué, les visages moches autour de lui. « Il n’y a plus rien à peindre, ici ». Pire, son existence se résume à une course à l’argent et son marchand n’arrive pas à vendre ses oeuvres. Alors Gauguin rêve de Polynésie. « Depuis le temps qu’on en parle! » lance-t-il à ses camarades peu enclins à faire le lointain voyage. Gauguin, lui, est enthousiaste: « On cueille, on pêche, on chasse et on peint ». Une manière de paradis pour un artiste qui pense y (re)trouver sa peinture, loin des codes moraux, politiques et esthétiques de l’Europe civilisée, loin des artifices et des conventions.
Mais Gauguin va déchanter parce que sa famille n’a aucune intention de le suivre à Tahiti. Mette, son épouse danoise, mère de ses cinq enfants, découvre l’état de quasi-déchéance dans lequel il vit à Paris et ne veut pas se lancer dans une lointaine aventure. Gauguin, qui s’est énervé contre les frileux qui ont abdiqué devant les morales de toutes sortes, écoute, sombre, Mallarmé le saluer: « Tu es un sauvage, mon cher Gauguin, comme nous tous, mais toi, tu as décidé de t’en souvenir ».
Après son triste appartement parisien, c’est dans un gourbi sombre et froid que Gauguin se retrouve à Tahiti. Dans une maigre lumière, sous la photo de sa femme et de la célèbre Vague de Kanawaga, il ne cesse de dessiner, crayonner, peindre, imprimer. Mais l’homme est fatigué. L’argent fait toujours défaut et la maladie le frappe. Le jeune docteur Vallin le sauve d’un infarctus et voudrait le faire rentrer en métropole. Mais Gauguin s’y refuse. Il veut aller là-haut, dans la luxuriante nature de Taravao. Cahotant sur son cheval, il avance, ruminant: « Je suis un enfant, je suis un sauvage » mais conscient aussi: « Je suis un grand artiste et je le sais… »
C’est de la lecture de Noa Noa, le carnet de voyage illustré de Gauguin qu’est né chez Edouard Deluc le désir de réaliser Gauguin – Voyage de Tahiti. Le cinéaste s’est emparé de cette matière intime, romanesque, parfois folle pour montrer un artiste à la poursuite d’un rêve hédonis te, renouant avec « ce malgré moi de sauvage » qui a fait sa singularité sur la scène artistique.
Si Gauguin est en quête de primitif, « de l’humanité en enfance », il débarque à Tahiti à un moment où l’île connaît une profonde mutation politique, où plus de 2000 ans de culture indigène s’abandonnent définitivement aux bras de la République française. Mais pour le peintre, la révélation va venir de sa rencontre avec Téhura. La ravissante jeune femme va devenir sa compagne mais surtout son modèle et sa muse. A sa manière, Gauguin, surnommé Koké par les indigènes, documente une civilisation qui est en train de disparaître en saisissant le visage et l’âme maorie dans le regard chargé d’une sourde mélancolie de Téhura.
Le film d’Edouard Deluc n’est pas la première apparition cinématographique de Gauguin. Dans le film danois Gauguin, le loup dans le soleil (1986), le peintre était incarné par Donald Sutherland. Curieusement, dans un biopic australien de 2003, c’est Kiefer Sutherland qui jouait le rôle. En 1990, Robert Altman, dans Vincent et Théo, confia le personnage de Gauguin à Wladimir Yordanoff alors qu’en 1956, Vincente Minnelli avait choisi Anthony Quinn pour interpréter Gauguin dans La vie passionnée de Vincent van Gogh.
Avec son Gauguin, Edouard Deluc signe un film qui met en lumière, bien sûr, la féconde et inextinguible création d’un peintre inspiré par Téhura (la belle Tuheï Adams, découverte lors d’un casting pour le film) et qui produira quelque soixante-dix toiles en quelques mois… Mais il fait la part belle aussi, dans sa mise en scène, à une atmosphère nocturne, à la fois intime et surnaturelle où passent les fantômes et les idoles primitives qui hantent le travail de Gauguin. En même temps, tout en peignant ou en tentant de le faire (il manque de toiles et de couleurs), Gauguin vit une vie difficile. « Ce qu’il y a de pire dans la misère, dit-il, c’est l’empêchement au travail ».
Le charme de ce Gauguin passe aussi, voire surtout, par la forte interprétation de Vincent Cassel. Le comédien qui avoue n’être ni un fan des biopics, ni des performances, donne pourtant, ici, une composition très habitée. L’interprète de Juste la fin du monde apporte à ce Gauguin qui vit à Tahiti une résurrection de son art, la puissante énergie indispensable à un artiste en pleine création. Face à une Téhura douce et disponible puis de plus en plus lasse de poser sans cesse, Gauguin se révèle dur, malheureux, jaloux, sans doute parce qu’il est constamment taraudé par sa quête…
In fine, Gauguin, cet artiste « tourmenté d’infini », comme le disait Mirbeau, perd tout. L’amour impossible avec Téhura, sa santé, sa famille. A Tahiti, il se met tout le monde à dos. Ce « monstre » se consume. Reste une oeuvre tahitienne puissante et harmonieuse imprégnée de grâce et de magie, de religiosité et d’érotisme…
Gauguin – Voyage de Tahiti n’est sans doute pas le film définitif sur le peintre mais il peut être une intéressante introduction à Gauguin l’alchimiste, l’exposition que proposera à Paris le Grand palais du 11 octobre 2017 au 22 janvier 2018.
GAUGUIN – VOYAGE DE TAHITI Comédie dramatique (France – 1h42) d’Edouard Deluc avec Vincent Cassel, Tuheï Adams, Malik Zidi, Pua-Taï Hikutini, Pernille Bergendorff, Marc Barbé, Paul Jeanson, Cédric Eeckhout, Samuel Jouy. Dans les salles le 20 septembre.