Sean et Nathan au coeur de la lutte d’Act Up
Au responsable d’un laboratoire qui lui lance qu’il est nécessaire de parler calmement, Sean rétorque: « On n’a pas le temps… On est en train de crever! » Sean est l’un des membres du commando d’Act-Up qui vient d’envahir les bureaux d’une société pharmaceutique dont ils ont barbouillé les murs de (faux) sang. Act-Up est ainsi passé à l’action pour réclamer les premiers résultats d’une étude -que le laboratoire refuse de diffuser- sur un nouveau médicament destiné à lutter contre le VIH…
C’est par une autre action d’éclat que s’ouvre 120 battements par minute. Cachés dans les coulisses d’une grande rencontre organisée par l’Association française de lutte contre le sida (AFLS), une poignée de militants d’Act-Up attendent le moment de débouler sur scène avec sifflets et cornes de brume pour protester contre des discours dont ils estiment qu’ils sont tout juste bons à enterrer le problème du sida. Bientôt une poche de sang vient s’écraser sur le visage d’un des patrons de l’AFLS qui va se retrouver menotté au décor de la scène…
Act Up-Paris a été créée le 26 juin 1989 à l’occasion de la Gay Pride. Une quinzaine de militants se sont couchés en travers de la rue, silencieux. Sur leurs t-shirts, une équation : Silence=Mort. Et le triangle rose de la déportation des homosexuels masculins retourné, la pointe vers le haut, pour montrer sa résolution à opposer une réponse forte à une épidémie qui décimait des milliers d’homosexuels. À l’origine d’Act Up, il y a la colère contre les pouvoirs médical, politique et religieux, dont la passivité et les préjugés ont été et sont encore au cœur du désastre humain de cette épidémie. Mais cette colère fut celle qui poussa les malades à se battre pour rompre le silence et à se montrer. Rendre visible la maladie, rendre visible les malades, ne plus laisser les institutions décider du sort des homosexuels, ce fut le programme d’Act Up-Paris. Au centre de la stratégie de l’association, il y avait en effet l’idée de montrer son corps malade dans la confrontation, de frapper les esprits en apparaissant en chair et en os quand le sida devait reléguer le malade dans l’invisibilité…
Scénariste d’Entre les murs (2008) qui valut une Palme d’or cannoise à Laurent Cantet, Robin Campillo a réalisé deux longs-métrages avant 120 battements par minute. Les revenants (2004) est un film fantastique qui fut à l’origine de la série de Canal+ en 2012. Eastern Boys (2013) raconte la dangereuse relation tarifée entre un quinquagénaire parisien à la vie morne et un jeune prostitué d’origine ukrainienne. A propos de son troisième film, le cinéaste explique: « J’ai rejoint Act Up en avril 1992. C’est à dire 10 ans après le début de l’épidémie. En tant que gay, j’avais vécu les années 80 assez difficilement dans la peur de la maladie. Au début des années 90, je tombe sur une interview télévisée de Didier Lestrade, l’un des fondateurs de l’association. Il y parle de « communauté sida » composée, selon lui, des malades, de leurs proches et du personnel médical qui affrontent cette épidémie dans une forme d’indifférence de la société. Ce discours rompait un silence qui avait duré presque dix ans. C’est à ce moment-là que je décide de rentrer à Act Up. »
C’est donc un drame évidemment imprégné des expériences du réalisateur mais qui conserve cependant une vraie dimension fictionnelle qui a permis à Robin Campillo de décrocher le Grand prix du Festival de Cannes. Aurait-il pu prétendre à encore mieux? On peut l’imaginer, Pedro Almodovar, président du jury cannois, déclarant: « Je crois qu’il est difficile d’aimer un film plus que cela… » Mais on ne refait pas l’histoire…
120 battements par minute -titre eminemment musical- est aussi, à sa manière, un film d’époque. On ne connaissait pas alors le téléphone mobile, internet ou les réseaux sociaux. L’époque était au minitel et au fax. Sophie, principale « metteuse en scène » des actions de terrain (Adèle Haenel), donne d’ailleurs le truc pour « planter » un fax… Alors, au début des années 90, pour partager la lutte, il fallait se retrouver, se réunir, se confronter. Act Up-Paris fut ainsi l’une des rares associations à avoir rassemblé chaque semaine tous ses membres, dans une réunion publique et ouverte à tous. Robin Campillo n’hésite pas à filmer longuement ces RH (réunions hebdomadaires) avec ses rituels de prise de parole mais surtout ses débats enflammés, parfois violents, souvent jubilatoires et aussi des colères sans doute orchestrées mais qui devenaient franchement réelles…
Dans sa première partie, le film fait la part belle aux actions d’Act UpParis, à sa parole politique, à ses slogans (« Sida, on meurt – l’indifférence demeure ») et aux compagnons de route disparus. On glisse ensuite à une dimension plus intime et plus douloureuse. Présents dans les RH et sur le terrain, Sean et Nathan vont entamer une relation amoureuse à l’occasion d’une robuste intervention dans un lycée et d’un baiser échangé par provocation devant une lycéenne qui estimait que le sida ne pouvait pas passer par elle… Robin Campillo va alors offrir de la place aux confidences des deux amants. Nathan peut ainsi longuement évoquer sa première aventure du côté de Marseille avec une voiture bloquée dans la neige sur une route du Midi…
Et puis, il y aura la lente fin de Sean (l’Argentin Nahuel Perez Biscayart) entre l’hôpital et l’appartement de Nathan (Arnaud Valois). Des séquences qui ne sont pas sans faire écho, mais avec plus de retenue, à Philadelphia (1993) de l’Américain Jonathan Demme. Tout en évoquant la place de la famille (la mère de Sean est magnifique quand elle réclame une part des cendres qu’Act Up veut disperser sur un congrès d’assureurs), Robin Campillo filme alors Sean qui entre dans un tunnel de solitude. La représentation du corps malade qu’il se plaisait à jouer, lui devient intolérable et la maladie le ramène à une « invisibilité » que son militantisme lui avait permis de dépasser…
120 battements par minute est un film puissant, émouvant, troublant, vigoureux, militant. Pourtant les solides soirées de fête des militants distillent un goût amer. On pourrait alors s' »évader » dans les abstraites images flottantes que le cinéaste intercale régulièrement dans son film. Mais ce sont bien des cellules malades qui flottent dans cet inquiétant espace…
120 BATTEMENTS PAR MINUTE Drame (France – 2h20) de Robin Campillo avec Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois, Adèle Haenel, Antoine Reinhartz, Félix Maritaud, Medhi Touré, Aloïse Sauvage, Simon Bourgade, Catherine Vinatier, Saadia Bentaieb, Ariel Borenstein. Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 23 août.