Rififi madrilène pour vieilles dames bigotes
Dans le cinéma mondial, Dieu pardonne… moi pas réalisé en 1967 par Giseppe Colizzzi n’a pas laissé un souvenir impérisable, sinon parce qu’il marquait la première rencontre sur grand écran de Terence Hill et de Bud Spencer, fameux duo du western spaghetti! On pense en fait à ce film à cause du titre du thriller de l’Espagnol Rodrigo Sorogoyen. Mais la ressemblance s’arrête là… Car Que Dios nos perdone, c’est vraiment le dessus de panier du polar!
A Madrid, l’été est caniculaire et, en ce mois d’août 2011, la capitale espagnole vit sous le signe du chaos. La crise économique a vu s’amplifier le mouvement des Indignés dont les manifestations à répétition occupent la Puerta del Sol. On attend la visite prochaine du pape Benoît XVI et l’ouverture des Journées mondiales de la Jeunesse qui amèneront des milliers de jeunes pèlerins dans la ville… Tandis que Madrid s’échauffe, l’inspecteur Velarde se recueille au cimetière devant la sépulture de cette mère où il a fait inscrire: « Ton fils qui ne t’oubliera jamais ». On découvre aussi les images enregistrées par des caméras de surveillance dans un commissariat. Et ce qu’on y voit n’est pas reluisant puisque deux flics se cassent proprement la gueule…
Après deux longs-métrages où il détournait les codes de la comédie romantique, Rodrigo Sorogoyen est passé, avec Que Dios nos perdone, au thriller. Et, partant du principe que tout a déjà été fait dans le cinéma de genre, le metteur en scène de 36 ans s’autorise une brillante variation sur le polar. On entre immédiatement dans le vif de cette histoire qui distille une violence tour à tour sourde ou explosive tout en dessinant les portraits de trois personnages -deux policiers et un serial killer- qui mettent à mal la classique distinction entre les bons et les méchants.
Les inspecteurs Velarde et Alfaro forment un étrange binôme au sein de la Crime madrilène. Le premier est bègue, quasiment mutique et passe auprès de ses collègues pour, au mieux, un excentrique, au pire, un cinglé. Il est vrai qu’il a notamment pour habitude de s’allonger à côté des victimes pour mieux « sentir » la scène de crime. Grand costaud énergique, Alfaro est, lui, une véritable bombe à retardement. C’est Alfaro que l’on voit, sur les images de surveillance, se castagnant brutalement avec un policier. Interrogé par ses chefs et menacé d’être viré, Alfaro lâche, du bout des lèvres: « On ne pouvait pas se sacquer… »
C’est donc dans un contexte très tendu et sur fond de rivalité entre équipes de la Crime qu’est découvert une première victime, puis une seconde. Ce sont des femmes âgées sauvagement assassinées auprès desquelles le tueur a posé un bouquet de fleurs. Dans le contexte de l’actualité madrilène, il s’agit, pour les responsables de la police, de faire le moins de vagues possible autour de ces actes atroces. Mais Velarde découvre que les deux vieilles dames ont été violées… Pas soutenus du tout par leurs chefs et en rivalité avec leurs collègues, Velarde et Alfaro mènent malgré tout une enquête qui se complique lorsqu’il faut bien admettre, les meurtres de vieilles dames se succédant, qu’un serial killer est à l’oeuvre…
Avec sa scénariste Isabel Pena, Rodrigo Sorogoyen a écrit un excellent scénario qui fait la part belle à la dimension classique du thriller (l’enquête, la traque du tueur etc.) mais qui s’appuie aussi intelligemment sur l’actualité de l’été 2011 où la venue du pape était attendue avec ferveur par les catholiques espagnols tandis qu’une partie de la population était contre cette venue, l’assassinat à répétition de vieilles dames bigotes ne pouvant que mettre de l’huile sur le feu et amplifier une polémique au milieu de laquelle la police madrilène semble patauger…
Que Dios nos perdone interroge, au passage, la place et le pouvoir de l’Eglise en Espagne (mais aussi celui de la police) tout en développant une réflexion sur la relation mère-fils. Si le solitaire Velarde a souvent l’air d’un zombie, c’est sans doute qu’il ne s’est jamais remis de la disparition de sa mère et l’enquête montrera qu’Andres Bosque, le serial-killer, a connu une intimité traumatisante avec sa mère qui l’a amené à un rapport d’amour/haine avec des femmes âgées. A contrario, au coeur d’une vie privée totalement désastreuse, Alfaro peut compter sur l’appui de son adolescente de fille.
Le thriller s’organise en deux parties stylistiquement distinctes. Avec des images en scope rugueuses, presque « sales », la première est filmée nerveusement, beaucoup en caméra à l’épaule pour exposer, de façon quasi-documentaire, les personnages. La seconde partie qui va plonger les protagonistes dans un puits sans fond, présente une esthétique plus stylisée mais pas pas moins brutale puisqu’autour d’images parfois dérangeantes, le cinéaste questionne le rapport de chacun à la violence. Les deux parties sont enfin articulées autour d’une remarquable séquence de poursuite. Si, dans le cinéma d’action (dont Que Dios… ne relève pas), ce genre de scène est l’occasion de faire exploser des dizaines de voitures, ici, c’est à pied qu’Alfaro et Velarde pourchassent longuement le tueur dans les rues et une gare de Madrid. Non sans humour, la séquence s’achève par la lecture, dans le bureau du patron de la Crime, de la liste des dégâts: « 96 plaintes, 21 malaises, des milliers d’euros de dommages… »
Que Dios nos perdone excelle à cerner trois personnages -Velarde, Alfaro et Bosque- qui ont en commun, à différents degrés, d’être des psychopathes en puissance ou alors d’être simplement de pathétiques êtres humains pleins de failles et de blessures. D’ailleurs Sorogoyen jongle avec habileté entre un méchant qui a des excuses et des gentils qui ne sont pas aussi honorables que l’on pourrait le croire. En fait, les flics et le tueur ont en commun de vivre dans un état de frustration (la relation entre Velarde et la femme de ménage de son immeuble en est emblématique) et de colère (les explosions d’Alfaro sont impressionnantes) qui les pousse à une certaine violence…
Enfin ce thriller d’un brillant réalisme doit beaucoup à un étonnant duo de comédiens. Le marginal, taiseux mais habile Velarde est incarné par l’excellent Antonio de la Torre qu’on avait vu naguère en vengeur silencieux dans La colère d’un homme patient (2016) de l’Espagnol Raul Arevalo. Quant à Roberto Alamo, c’est une véritable découverte. Couronné meilleur acteur aux Goya, l’équivalent espagnol des César, pour son interprétation d’Alfaro, il compose un flic en rupture, toujours à la limite du déchaînement mais aussi complètement cabossé… Que Dios nos perdone est une vraie réussite!
QUE DIOS NOS PERDONE Thriller (Espagne – 2h06) de Rodrigo Sorogoyen avec Antonio de la Torre, Roberto Alamo, Javier Pereira, Luis Zahera, Raul Prieto, Maria Ballesteros, Maria de Nati, Teresa Lozano, Rocio Munoz-Cobo, Monica Lopez, José Luis Garcia Perez, Andres Gertrudix. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 9 août.