Un bel et étrange voyage égyptien
Un gros ours rose en peluche déambule dans les rues du Caire… Un long travelling, caméra à l’épaule, pour ouvrir Ali, la chèvre et Ibrahim et nous faire rencontrer le premier des deux protagonistes de cette aventure picaresque qui a parfois des allures de conte oriental. Car c’est Ali qui trimballe sa peluche dans la nuit cairote. Pendant ce temps, dans un studio d’enregistrement qui ressemble à un garage, Ibrahim tente de faire fonctionner, mais en vain, une console antédiluvienne. L’enregistrement de la chanson de son ami, ce sera pour une autre fois… Ali et Ibrahim ne sont pas tout à fait des types comme les autres. Le premier, jovial petit bonhomme toujours coiffé d’un chapeau informe, voue un amour inconditionnel à Nada, sa… chèvre. Le second est ingénieur du son et souffre d’acouphènes qui lui vrillent la tête de terribles et soudaines stridences. Comme la mère d’Ali ne comprend pas son fils, elle l’entraîne chez un guérisseur. C’est là qu’Ali croise Ibrahim. Tous les deux se retrouvent avec le même traitement: quelques pierres à jeter dans les trois mers d’Egypte: la Méditerranée, la mer Rouge et le Nil…
En 1895, les frères Lumière organisent les premières projections du cinématographe. A peine une année plus tard, l’Egypte monte ses premières séances de cinéma au hammam Schneider à Alexandrie. Et très vite, le cinéma égyptien va s’imposer, tant par la quantité que la qualité de ses productions, comme LE pays arabe du cinéma et ses films vont inonder le reste du monde arabe. Tout récemment, sur les écrans français, on a pu voir Clash (2016) de Mohamed Diab ou Le ruisseau, le pré vert et le doux visage (2016) de Yousry Nasrallah. Avec Ali, la chèvre et Ibrahim, on découvre le premier long-métrage de Sherif El Bendary, né en 1978 au Caire. Diplômé en 2008 de l’Académie des arts et du cinéma, section réalisation, il a écrit et tourné quatre fictions courtes et deux documentaires ainsi que de nombreux sujets d’actualité pour Al Jazeera Documentary Channel. Avec son premier long-métrage, le cinéaste voulait refléter le coeur battant du Caire. Il explique: « Dans les années 1980, le cinéma égyptien a créé ce qui s’appelait le ‘nouveau réalisme’. L’une de ses caractéristiques était la façon dont il montrait un Caire oppressant qui poussait les habitants vaincus à imploser et même à se révolter à la fin du film. Maintenant, trente ans plus tard, et après une révolution qui a eu un résultat décevant, tout a changé, mais pour le pire. La ville est de plus en plus écrasante et ses habitants sont de plus en plus violents, presque au bord de la folie, sans leur ménager un espace pour les libérer de leur colère. Le Caire brise leur âme, elle les mange jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’autre issue que de se ridiculiser et finalement détester leur propre existence… »
Avec Ali et Ibrahim, Sherif El Bendary dispose de deux personnages assez hors norme et même franchement décalés qui expriment l’irréalité et l’absurdité de la vie qu’ils mènent… Ces deux solitaires-là vont devoir partir, s’arracher à la ville oppressante, à ses contraintes (le contrôle de police où l’énorme peluche rose doit forcément contenir de la drogue) et à sa violence (pour libérer la prostituée Nour, Ali et un ami auront tout bonnement recours aux cocktails Molotov lancés sur la voiture des ravisseurs) pour s’éloigner dans des espaces plus ouverts… Le cinéaste, qui avoue son rapport passionné et passionnel avec Le Caire, emporte alors Ali, Nada et Ibrahim vers Alexandrie et vers le Sinaï. Du côté du fort Qaitbay et de la corniche d’Alexandrie, la lumière et le ciel s’amplifient et, du côté du Sinaï, la mer et la montagne se répondent dans de vastes dimensions moins suffocantes.
Et puis le voyage, forcément initiatique, de l’improbable et excentrique trio devient évidemment une quête de liberté, l’occasion de faire des rencontres, d’apprendre à mieux se connaître, d’échapper provisoirement au réel pour revenir, plus forts et désormais liés par l’amitié, vers la ville et mieux s’adapter au monde environnant. Au fur et à mesure du périple d’Ali le joyeux et d’Ibrahim le triste, on s’attache à ces deux hommes qui iront jeter leurs pierres dans la mer, se libérant ainsi symboliquement du poids de leurs souffrances. On comprendra ainsi pourquoi Ali est tant attaché à Nada tandis qu’Ibrahim, qui a longtemps traqué les sons qui le blessent, pourra enfin entendre le plus beau des sons, en l’occurrence le silence…
Pour incarner Ali et Ibrahim, le cinéaste a fait appel à des comédiens jusqu’alors inconnus, le petit Aly Sobhy pour l’électrique Ali et le grand Ahmed Magdy pour le placide Ibrahim. Autour d’eux, gravitent de nombreuses silhouettes comme la mère d’Ali ou le grand-père sourd d’Ibrahim. On reconnaît aussi dans le personnage de la prostituée Nour devenue Sabah par amour, la belle Nahed El Sebaï, célèbre comédienne égyptienne vue dans Femmes du Caire (2009), Les femmes du bus 678 (2010) ou Après la bataille (2012).
Ali, la chèvre et Ibrahim est un beau voyage. N’hésitez pas à prendre des billets.
ALI, LA CHEVRE ET IBRAHIM Comédie dramatique (Egypte – 1h38) de Sherif El Bendary avec Aly Sobhy, Ahmed Magdy, Salwa Mohamed Ali, Nahed El Sebaï, Ibrahim Ghareib. Dans les salles le 7 juin.
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