Enquête californienne sous acide
Tout est bien qui finit bien… Ce n’est pas pour casser le suspense -mais y en a-t-il seulement un?- qu’on révèle ici que le héros d’Inherent Vice sauve sa peau à la fin du film. Retrouvant celle qu’il a cherché tout au long de son enquête, Doc Sportello s’était entendu dire par la belle: « Ca ne veut pas dire qu’on se remet ensemble? » A quoi il avait répondu: « Bien sûr que non! » Dans la séquence finale, Doc et Shasta sont à nouveau réunis. Cette fois, c’est lui qui demande: « Ca ne veut pas dire etc. » et c’est celle qui répond: « Bien sûr que non! ». On l’a compris, il y a encore de beaux jours pour ces deux-là au soleil de la Californie.
Mais de quoi parle cet Inherent Vice adapté du roman éponyme écrit en 2010 par Thomas Pynchon, l’une des grandes figures de la littérature américaine contemporaine? En fait, c’est bien d’une enquête dont il est, ici, question. Au début du film, la ravissante Shasta, ex-petite amie de Larry -« Doc »- Sportello, vient lui demander de l’aide. Elle est tombée amoureuse d’un riche promoteur immobilier. Or elle craint que l’épouse du nommé Wolfsmann et l’amant de celle-ci conspirent pour faire interner le milliardaire. Mais évidemment les choses ne sont pas si simples et le détective privé va s’embarquer dans une histoire dont, il faut bien le dire, les tenants et les aboutissants deviennent vite fumeux. Ce qui n’est pas vraiment surprenant à la fin des années 60 du côté de la Californie, là où Country Joe and the Fish innovent dans le rock psychédélique.
En s’emparant de l’oeuvre de Pynchon, le cinéaste de Magnolia (1999), There Will Be Blood (2007) ou The Master (2012) voulait plonger dans une période charnière des Etats-Unis, celle où l’idéaliste rêve hippie disparaît devant le libéralisme, le mercantilisme et la paranoïa des années Nixon.
Pour Anderson, filmer la paranoïa est éminement cinématographique puisque l’on voit des gens paniqués courir dans tous les sens. C’est bien le cas de Doc Sportello qui, s’il ne court pas vraiment, erre dans tous les sens en essayant de faire de l’ordre dans « le dépotoir qu’est sa mémoire ». Objectif: résoudre le problème posé par la belle Shasta. Mais évidemment, l’enquête du privé est sans conséquence. Paul Thomas Anderson choisit essentiellement d’embarquer le spectateur dans un maëlstrom californien où patinent des personnages tous plus défoncés les uns que les autres. Au centre de l’aventure (et présent quasiment dans tous les plans), on trouve Doc Sportello. Mal vu de la police, c’est un euphémisme, Doc a droit à des « raclure de hippie » ou des « tête de fumette ». Il est vrai qu’il est occupé, la plupart du temps, « à trouver le côté collant de son papier Zig-Zag »…
Dans cette évocation des ultimes feux de la révolution hippie, on perd rapidement pied. Ne reste alors qu’à observer, l’oeil rond, un inventaire à la Prévert de la défonce. « Trop bizarre », dit Doc. Et c’est tout à fait ça.
On trouve là Bigfoot, un flic mélancolique (Josh Brolin savoureux) amateur de pancakes, aux cheveux en brosse, bâti comme un Pierrafeu et à la démarche de John Wayne, un avocat en droit maritime (Benicio Del Toro) au look mafieux, une district attorney propre sur elle (Reese Witherspoon) mais qui craint pas de tirer, dans les bras de Doc, sur un gros pétard, un joueur de saxophone (Owen Wilson) porté disparu mais qui joue les indics infiltrés pour le FBI… Il y a encore une conseillère en drogue qui raconte combien l’héroïne est mauvaise pour les dents, un dentiste (Martin Short délirant) dont les lignes de coke sont de vrais rails…
Et puis il y a encore un cartel indochinois de la drogue, un bateau suspect, un asile où l’on cultive l’anticommunisme, un cabinet médical où Doc a installé son bureau dans une salle d’examen, un salon de massage qui fait des promotions, une fraternité aryenne avec de gros balèzes tatoués, une soirée chez Doc où la ravissante Shasta (la Londonienne Katherine Waterston) lui fait un solide rentre-dedans. Et là, on ose recommander aux scénaristes de Cinquante nuances de Grey d’aller voir ce qu’est une scène fortement érotique.
Bien sûr, Inherent Vice est un film qui permet à une ribambelle de comédiens de faire un tour plus ou moins long à l’écran. Et c’est assez plaisant. Evidemment, Joaquin Phoenix, déjà filmé, complètement décavé, par Anderson dans The Master, se taille la part du lion. Les pieds sales dans ses sandales, avec une tête qui fait tour à tour penser à Che Guevara ou à John Lennon, dernière époque, Phoenix propose une singulière variation sur le privé. Toujours à prendre des coups, à se retrouver accroché par des menottes à des conduites d’eau, toujours en retard d’une information…
A la fin du compte, Doc avoue: « J’ai le cerveau qui part en vrille » et se demande: « Qu’est-ce qui me ronge la nuit? » Le spectateur, lui, s’éloigne, un peu hagard, se demandant où se trouve la bouteille d’oxygène qui permet à Doc de rire nerveusement…
INHERENT VICE Thriller (USA – 2h29) de Paul Thomas Anderson avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson, Katherine Waterston, Reese Witherspoon, Benecio Del Toro, Jena Malone, Maya Rudolph, Martin Short, Eric Roberts, Hong Chau, Joanna Newsom. Dans les salles le 4 mars.