Chloé dans un tourbillon vénéneux
« Il n’y a pas de monstres. Il n’y a que des êtres humains. » Certes mais certains êtres humains sont quand même plus tordus que les autres. Mais de cela, Chloé Fortin a quand même un peu de mal à s’en rendre compte. Car la jeune femme est, elle même, plutôt mal en point. Dans sa tête, évidemment. Parce que, physiquement, c’est plutôt une jeune et belle plante.
Parce qu’elle a toujours mal au ventre mais que l’examen ne révèle rien d’inquiétant, la gynécologue suggère à sa patiente de consulter un psychiatre: « Le ventre est un deuxième cerveau ». Ce sera Paul Meyer, sémillant quadra finement barbu, devant lequel Chloé se déboutonne. Au figuré d’abord, lorsque, sur le divan, elle livre sa solitude, ses quelques brèves rencontres, ses régimes, son bref passé de mannequin, sa recherche d’emploi, sa fragilité (« Je dis toujours le contraire de ce qu’il faudrait dire »), ses crises de larmes, ses cauchemars… Et puis, au fil des séances, Chloé finit par s’épanouir doucement: « Quand vous me regardez comme ça, je me dis que j’existe… » Au propre, c’est Paul Meyer qui dira: « J’éprouve des sentiments incompatibles avec la poursuite des séances ». Bientôt, Paul et Chloé, comme de beaux et jeunes amoureux, emménagent dans un charmant appartement avec vue sur les toits de Paris. Tandis qu’elle déballe ses affaires, Chloé tombe sur un carton avec la mention Paul perso. Dedans, un passeport avec la photo de Paul mais le nom de Louis Delord. « Tu promets de ne rien me cacher? » demandera plus tard Chloé à Paul.
On connaît l’éclectisme de François Ozon. Au fil de dix-sept longs-métrages, il a exploré bien des genres. Le drame intimiste avec Sous le sable (2000), 5×2 (2004), Une nouvelle amie (2014) ou Jeune et jolie (2013), la comédie musicale avec Huit femmes (2001) qui reste à ce jour son plus grand succès populaire, le mélodrame d’époque avec Angel (2006) et Frantz (2016), la comédie transgressive avec Sitcom (1998) ou joyeusement kitsch avec Potiche (2010), le thriller psychologique avec Dans la maison (2012), le film noir avec Les amants criminels (1999) ou Swimming Pool (2003) ou le fantastique avec Ricky (2009). Un cinéma qui s’attache le plus souvent à décrire le voyage intérieur de personnages confrontés à la difficulté de donner corps à leurs désirs. Des personnages qui sont majoritairement des femmes… En se lançant, cette fois, dans le thriller érotique, le cinéaste ne déroge pas à cette ligne…
Présenté en compétition officielle à Cannes et acclamé lors de la soirée de gala, L’amant double s’appuie librement sur Lives of the Twins, un roman de Joyce Carol Oates. Publié en 1987 sous le pseudonyme de Rosamond Smith, le livre traite de la gémellité et le cinéaste s’empare de ce thème pour construire un film qui, partant d’une situation réaliste, va peu à peu basculer dans le fantastique. Chloé va découvrir que Paul a un frère jumeau (Jérémie Rénier, à l’aise dans un double rôle). Louis est aussi psychiatre. Mais là où Paul se montre discret, tendre, attentif, Louis (que Chloé consulte sans lui révéler sa vraie identité) se révèle direct, brutal et entreprenant. Bientôt Chloé subira ses assauts sexuels. « Mentir pour séduire, lui lance Louis, est une pratique courante surtout chez les jolies femmes, lorsqu’elles sont frigides. » De fait, c’est, sous les coups de boutoir de Louis, que Chloé atteindra d’inconnus orgasmes.
Ce qui fait le charme de L’amant double, c’est d’abord la belle écriture d’Ozon. Le cinéaste est un styliste attentif à l’architecture de son oeuvre. Il peaufine ses images (sans craindre quelques plans « médicaux » sur un vagin palpitant), organise brillamment les espaces dans lesquels évoluent ses personnages comme pour raconter leur intériorité, multiplie les références à la dualité en parsemant largement son cadre de miroirs et filme, avec une délicatesse vénéneuse, une Chloé pour laquelle il a retrouvé celle qu’il avait fait éclore dans Jeune et jolie. De la lycéenne fascinée par la prostitution, Marine Vacth passe, ici, à une jeune femme tourmentée mais soucieuse de séduire, dévorée par ses doutes et traumatisée par de lourds secrets. Allant d’un jumeau à l’autre (elle dit à Louis: « Quand je suis avec toi, je pense à lui. Quand je suis avec lui, je pense à toi »), Chloé finira par faire surgir les causes profondes de son terrible mal-être. Quitte pour le spectateur à passer par la question: Est-ce qu’elle rêve ou pas? Car L’amant double, film mental, est aussi une enquête sur un mystère qui se complexifie dès lors que l’enquêtrice porte elle-même la clé du mystère…
Enfin, François Ozon, cinéaste cinéphile, se fait un malin plaisir (un plaisir revendiqué!) à parsemer L’amant double de références. Lorsqu’il avait présenté la sélection officielle, Thierry Frémaux, le délégué général du Festival de Cannes, avait prévenu que le nouvel Ozon était « hitchcockien, de palmien, lynchien ». Hitchcock pour certains vertiges, pour une plongée/contre-plongée dans un bel escalier en colimaçon, De Palma pour les jumelles de Soeurs de sang (1973), Lynch pour les cauchemars éveillés. Mais évidemment, on songe aussi à Fritz Lang et au Secret derrière la porte (1948), à Elle (2016) de Paul Verhoeven pour un chat au regard inquisiteur et forcément à David Cronenberg. En 1988, il racontait, dans Faux semblants, les aventures des frères Mantle, incarnés par Jeremy Irons, deux gynécologues qui se partagent tout: leur appartement, leur clinique, leurs femmes. Jusqu’au jour où l’un d’eux refuse de partager la belle Claire… Les frères Mantle sont les cousins des frères Meyer/Delord et d’ailleurs Chloé évoque, dans l’un de ses cauchemars, des » instruments en fer, instruments de torture » comme ceux que maniaient les gynécologues anglais… Les amateurs noteront aussi un clin d’oeil évident à Ridley Scott et au premier Alien (1979) avec un abdomen tourmenté ou encore à Rosemary’s Baby (1968) de Polanski pour une étrange et mielleuse voisine qui rappelle les inquiétantes vieilles dames qui cernaient la pauvre Mia Farrow bien enceinte…
Avec ses images qu’il faut constamment interroger, L’amant double est un bon thriller où le désir, sous des dehors apparemment lisses, est une torture qui ne connait jamais d’apaisement.
L’AMANT DOUBLE Thriller (France – 1h47) de François Ozon avec Jérémie Rénier, Marine Vacth, Jérémie Renier, Jacqueline Bisset, Dominique Reymond, Myriam Boyer. Interdit aux moins de 12 ans. Avertissement: certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité du jeune public. Dans les salles le 26 mai.