Quelques navires en perdition
On connaissait les Trois frères, version transalpine avec le film de Francesco Rosi en 1981, on connaissait aussi les Trois frères, version « Les inconnus » en 1995, voici désormais les trois frères au centre de L’art de la fugue, le second long-métrage de Brice Cauvin en forme de portrait de famille. Il y a donc là Antoine, ex-prof reconverti dans la communication culturelle, Louis qui, entre Paris et Bruxelles, est dans les affaires et puis Gérard, l’aîné, qui traîne sa misère et son absence de boulot…
Le premier vit avec Adar, un garçon charmant et attentionné. A leur propos, Antoine affirme que « les couples hétéro n’ont pas le monopole de la longévité ». Mélancolique et quasi-dépressif, Louis (Nicolas Bedos) fait la joie de ses parents persuadés qu’il va épouser la blonde Julie. Mais, à l’occasion d’un jogging bruxellois, Louis est tombé totalement sous le charme de Mathilde. Depuis, il a des étoiles dans les yeux mais il n’arrive pas à dire à papa et maman qu’il n’a plus l’intention de convoler avec Julie. Quant à Gérard, il n’arrive pas à oublier sa femme Hélène. A bientôt 40 ans, Gérard se trouve gros, moche, chauve et quand on lui parle d’avenir, lui veut simplement un présent avec Hélène…
Antoine, dans son agence de communication, bataille autour d’un catalogue d’exposition sur la culture khmer. Louis est plutôt mal embouché quand il parle à ses collaborateurs. Gérard est retourné vivre chez ses parents, y retrouvant de vieux trucs comme un 33 tours de Mireille Matthieu. Pas mécontent d’avoir récupéré leur grand fils, les parents lui ont proposé un boulot dans leur désuète boutique de chemisier-habilleur à deux pas du Stade de France…
Aux premières images de L’art de la fugue, Antoine roule à vélo dans les rues de Paris. Il s’arrête et la caméra s’avance vers lui alors qu’il pleure à chaudes larmes. Une image alors énigmatique. Peut-être qu’Antoine ne se sent plus aussi bien que cela dans son couple avec Adar, peut-être qu’il lui pèse d’être le seul individu lucide de son entourage, celui qui veille, sinon à l’harmonie, du moins à arrondir les angles dans sa famille…
En adaptant The Easy Way Out (1992), le roman de l’Américain Stephen McCauley, Brice Cauvin compose une comédie qui balance entre drôlerie et émotion pour raconter le quotidien d’une fratrie qui a bien du mal à avancer dans son quotidien. Avec tous ses « navires en perdition », le cinéaste procède par petites touches, brossant le portrait des trois frères mais aussi ceux des deux parents ou encore d’Ariel, la pétulante collègue d’Antoine dans son agence de communication. L’occasion de donner quelques petites coups de griffe aux alibis culturels d’une entreprise qui conçoit des expositions « clé en main » pour des musées en quête de hausse de fréquentation…
L’art de la fugue avance doucement en jouant la carte des dialogues (« Je déteste l’idée d’être d’accord avec un psychologue » ou « Je n’ai pas besoin d’un appartement, j’ai besoin d’un miracle avec Hélène ») et surtout du plaisir de voir des acteurs s’emparer de leurs personnages. Laurent Laffite, que l’on voit aussi actuellement dans Papa ou maman, campe un Antoine amoureux légèrement volage, qui finira par choisir d’avoir plus de remords que de regrets. Si Marie-Christine Barrault et Guy Marchand dans le rôle des parents, en font parfois un peu trop, on apprécie beaucoup Benjamin Bioulay dans la peau de Gérard. Les cernes sous les yeux, le cheveu gras, le pull informe, son personnage est au fond du trou mais sa résurrection est joyeuse. Quant à Agnès Jaoui, son Ariel est un poème. Le verbe haut, constamment en mouvement, attifée comme pas possible, elle clame qu’elle en a marre d’être « la supercopine, la meilleure amie, la mère nourricière ». Jusqu’à ce que…
L’art de la fugue, dans son chassé-croisé des sentiments, a parfois un petit côté Woody Allen. Un film fantaisiste et mélancolique qui se regarde sans déplaisir.
L’ART DE LA FUGUE Comédie dramatique (France – 1h40) de Brice Cauvin avec Laurent Lafitte, Agnès Jaoui, Benjamin Biolay, Nicolas Bedos, Marie-Christine Barrault, Guy Marchand, Bruno Putzulu, Elodie Frégé, Arthur Igual. Dans les salles le 4 mars.