Ismaël entre l’amour des femmes
Comment mieux ouvrir un festival de cinéma -où tout ne doit être que passion, douce ou douloureuse- que par une grande histoire d’amour! Une aventure amoureuse qui concerne pas moins de deux femmes et un art, le septième du nom. En un mot comme en mille, Arnaud Desplechin est à sa place sur la Croisette. On va encore dire que c’est un « fils de Cannes » qui se charge de lever, hors compétition, le rideau de la 70e édition. Oui. Et alors?
C’est un fait, Arnaud Desplechin est souvent venu à Cannes. Pour la première fois en 1990 à la Semaine de la critique avec La vie des morts. Trois fois de suite, il vient ensuite en compétition officielle avec La sentinelle (1992) puis en 1994 avec Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) et Esther Kahn (2000). En 2004, Rois et reine ira à la Mostra de Venise et puis Desplechin sera de retour dans la compétition cannoise avec Un conte de Noël (2008) et Jimmy P. (Psychothérapie d’un Indien des plaines) en 2013. Quant à Trois souvenirs de ma jeunesse, il a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs en 2015.
Dans sa note d’intention pour Les fantômes d’Ismaël, Desplechin, cinéphile parmi les cinéphiles, cite un écrit de François Truffaut à Catherine Deneuve: « Il est exclu de penser que nous ferons un chef d’oeuvre! On essaiera de faire un film vivant ». Justement Les fantômes… est un film vivant. Si c’est aussi une oeuvre éclatée, ses fragments arrivent sur l’écran et pour le spectateur comme autant de scènes qui, selon les cas, s’imposent avec une certaine brutalité, une apparente loufoquerie, une tendre compassion, une délicate mélancolie.
C’est du côté du Quai d’Orsay que s’ouvre le nouveau Desplechin. Des fonctionnaires cravatés évoquent le parcours d’Ivan Dedalus. Où est-il donc, ce curieux diplomate qui est peut-être un agent secret? Du côté de Vilnius? Ou quelque part en mission pour la DGSE? Professant une grande curiosité du monde, Dedalus est pourtant fatigué. C’est une égale fatigue que confesse Ismaël Vuillard. Fabricant de films, il travaille sur son nouveau projet et ne dort presque pas, persécuté qu’il est par ses récurrents cauchemars… Une insomnie qui lui permet de répondre, au coeur de la nuit, à l’appel de son vieux maître Henri Bloom, assailli par des idées sombres. Bloom est désespéré parce qu’il a perdu sa fille Carlotta. Ismaël, lui, fut marié à la belle Carlotta. Mais elle a disparu depuis plus de vingt ans et Ismaël n’est pas encore tout à fait guéri de cette absence…
Avec Les fantômes d’Ismaël, Arnaud Desplechin livre une oeuvre véritablement foisonnante sur l’amour et le cinéma. Même s’il dit que ces références ne lui servent à rien, le cinéaste cite, parmi ses films préférés, le Providence (1977) d’Alain Resnais et le Huit et demi (1963) de Federico Fellini. Dans les deux cas, il est bien question d’allers-retours entre fantasmes et réalité, entre souvenirs et illusions. Exactement comme Les fantômes… où le cinéaste nous entraîne dans des va-et-vient entre des fictions qui s’empilent comme des assiettes et qu’il s’ingénie à fracasser sur l’écran. Les aventures d’Ivan Dedalus sont, en réalité, la matière du nouveau film d’Ismaël. Un réalisateur qui va avoir du mal à mener son entreprise à son terme. Parce que deux femmes vont soudain traverser sa vie. Il y a la douce Sylvia croisée dans une soirée chez des amis communs. Ensemble, ils boiront un verre au bout de la nuit. « Vous n’avez pas d’enfant? » interroge Ismaël. « J’ai aimé des hommes mariés », glisse Sylvia. Ismaël: « Je suis célibataire ». « Ca ne nous laisse pas beaucoup de chance », pensent-ils. Faux! Jusqu’au moment où, sur la plage de Noirmoutier, une femme mince s’avance vers Sylvia. C’est Carlotta, revenue de l’ombre après 21 ans, 8 mois et 6 jours.
Avec aisance (on aime les désuètes ouvertures à l’iris), Arnaud Desplechin mène son aventure à bon port en conjuguant le portrait d’un Ivan Dedalus embarqué dans d’improbables péripéties d’espionnage au Tadjikistan, le portrait d’Ismaël Vuillard et ceux de Sylvia et Carlotta. Avec ces deux femmes, le cinéaste parle de passion et d’absence, de jalousie et de désespoir, beaucoup de vulnérabilité et aussi de sexe et de désir. L’une veut reprendre son mari et revenir dans sa vie, l’autre n’imagine pas de s’effacer mais peine, un temps, à percer les mystères d’Ismaël et à lui arracher ses masques… Mais Sylvia l’astrophysicienne, la tête dans les toiles, croit à l’infini.
Sur les pas d’Ismaël qui fuit les affres du tournage et résume tous les tourments, les doutes, les joies et les interrogations de l’artiste, Desplechin revient une nouvelle fois dans sa ville natale de Roubaix. Ismaël se réfugie dans une maison de famille, s’y enferme avec quelques poules, traîne en peignoir rose et tente, dans son grenier, de renouer les fils de la fiction. Son producteur exécutif réussira enfin à le retrouver mais il lui en cuira…
Pour donner de l’allant à cette fourmillante histoire, Desplechin peut à nouveau compter sur son acteur-culte Mathieu Amalric. Le comédien est au cinéaste ce que Jean-Pierre Léaud fut à Truffaut. Une sorte de point d’ancrage présent à travers l’oeuvre. Dans Trois souvenirs de ma jeunesse, Amalric incarnait un certain… Paul Dedalus. Ici, il est un cinéaste excentrique, un peu voyou, paumé et meurtri par ses amours. Autour d’Amalric, c’est un plaisir d’admirer deux magnifiques comédiennes. Desplechin retrouve, longtemps après, Marion Cotillard qui tenait un petit rôle dans Comment je me suis disputé. Elle est Carlotta, la revenante. La voir danser sur le nostalgique It ain’t me Babe de Bob Dylan est un joli moment de cinéma. Quant à Charlotte Gainsbourg, elle apporte sa grâce, sa fragilité et sa voix si envoûtante à Sylvia.
Belle réussite de Desplechin, Les fantômes d’Ismaël s’achève sur un mot plusieurs fois répété: « Encore, encore, encore! » Vivre encore, aimer encore, filmer encore. Séduisant programme!
LES FANTOMES D’ISMAEL Drame (France – 1h54) d’Arnaud Desplechin avec Mathieu Amalric, Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg, Louis Garrel, Alba Rohrwacher, Laszlo Szabo, Hippolyte Girardot, Jacques Nolot, Samir Guesmi, Catherine Mouchet, Bruno Todeschini, Bernard Bloch. Dans les salles le 17 mai.