Nassim et ses deux vies
« Si je vis, tu ne peux pas mourir… » Et pourtant. La mère de Nassim est morte, emportée par trop de peines et trop d’antidépresseurs, trop de solitude aussi. L’adolescent est totalement désemparé et n’arrive pas à comprendre: « Pourquoi ton corps s’est brisé, pourquoi ton coeur s’est brisé, pourquoi tu m’as laissé? » Si Nassim est fracassé par ce qui lui arrive, c’est aussi toute son existence qui va basculer. Elève de première dans un grand lycée parisien, Nassim semble aussi insouciant que ses copains de classe. Mais ce qu’il ne leur dit pas, c’est qu’il rentre tous les soirs dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance. Et cela, Nassim le supporte très mal. Alors le lycéen à la gueule d’ange va se fabriquer une « double vie » où deux mondes ne doivent jamais se rencontrer…
Avec De toutes mes forces, le cinéaste Chad Chenouga livre un drame fortement autobiographique (voir l’interview ci-dessous) après un premier film en 2001 où il puisait déjà dans les souvenirs d’une adolescence douloureuse auprès d’une mère en perdition. Le cinéaste remarque d’ailleurs que c’est Marcel Jullian qu’il avait consulté à propos d’un scénario, qui lui avait conseillé de faire un film… personnel. C’est donc chose faite mais le propos, ici, n’est pas nombriliste et De toutes mes forces est bien une fiction, co-écrite avec Christine Paillard et largement nourrie des ateliers d’improvisation que Chad Chenouga a mené avec des jeunes vivant en foyer puis avec les acteurs pressentis pour le film.
Si le film suit Nassim voguant difficilement entre ses deux vies dans un voyage évidemment initiatique, De toutes mes forces ne cherche pas à raconter de bout en bout le parcours des uns et des autres. Bien sûr, Chad Chenouga se concentre sur Nassim assailli, depuis la mort de sa mère, par des émotions contradictoires, à la fois un sentiment de libération et une forte culpabilité. Nassim qui s’applique à donner le change auprès de ses copains de lycée. Quand ils lui demandent s’il ira au ski à Noël, il répond qu’il a prévu d’aller au bled avec son oncle chez lequel il vit à Boulogne. En fait, d’oncle et de voyage, Nassim est livré à lui-même et il passera Noël dans sa chambre au foyer.
De toutes mes forces (dédié à tous les gamins des foyers d’hier et d’aujourd’hui) propose une image, souvent impressionnante, sur la vie dans ces établissements. Il y règne clairement une violence explosive mais aussi une vitalité communicative. Suffisant et persuadé qu’il vaut mieux que les autres, Nassim va devoir, bon gré mal gré, se fondre dans le rythme du foyer. Il expérimente, pour la première fois, le sexe avec une Mina aussi délurée en apparence que brisée à l’intérieur. Il se confronte à la violence de Kevin et finit par partir en virée d' »achats » avec ses nouveaux copains. Il apprend à faire le mur avec Mina. Enfin, il croise la route de Madame Cousin, la directrice du foyer. Tour à tour autoritaire et compréhensive devant la détresse d’un adolescent qui écoute, en boucle, le dernier message téléphonique de sa mère, Madame Cousin va occuper, pour Nassim, un rôle de mère de substitution qui lui met un marché en main: se conduire correctement et travailler pour pouvoir tirer son épingle du jeu. Le goût du travail viendra de la fréquentation de Zawady, une jeune fille très dure qui mène d’arrache-pied des études de médecine parce qu’elle sait que c’est le seul moyen de s’extirper du destin médiocre qui l’attend…
Enfin, Chad Chenouga pointe aussi l’obsession -partagée, semble-t-il, par de nombreux jeunes des foyers- de Nassim pour son dossier de l’Aide sociale à l’enfance. Un dossier dont il veut absolument connaître le contenu mais qu’on ne lui montre pas. Un dossier qui « torture » l’adolescent parce qu’il le stigmatise, parce qu’il fait qu’il n’est pas comme les autres. Alors Nassim se demande comment tout effacer, comment supprimer ce « casier » qui lui colle à l’existence?
Mené à un bon rythme, bien photographié et porté par une musique de Thylacine (nourrie de Phil Glass, Steve Reich et Massive Attack), De toutes mes forces doit beaucoup de sa captivante énergie à ses interprètes. Khaled Alouach, une vraie découverte, n’est pas qu’un beau gosse aux allures de dandy, c’est aussi un adolescent qui se cherche des raisons d’espérer et auquel il faudra dépasser les subterfuges lorsqu’il sera démasqué par Eva, sa copine de lycée. Découverte, elle, dans l’excellent Divines, Jisca Kalvanda est une formidable Zawady, mutique, déterminée, brutale, soudain épuisée par la rudesse des épreuves et prête aux dernières extrémités. Comme souvent, Yolande Moreau apporte une tendre humanité à cette Madame Cousin qui lance, savoureuse, à Nassim: « Si t’étais moins jeune et moins con, je t’épouserais! ». Dans le bref mais pathétique rôle de la mère de Nassim, on retrouve la brûlante Zineb Triki qui fut la mystérieuse Nadia El Mansour dans la série télé de Canal, Le bureau des légendes.
DE TOUTES MES FORCES Drame (France – 1h38) de Chad Chenouga avec Yolande Moreau, Khaled Alouach, Jisca Kalvanda, Laurent Xu, Daouda Keita, Aboudou Sacko, Myriam Mansouri, Sabri Nouioua, Zineb Triki, Alexia Quesnel, Théo Fernandez, Thibaut Lacroix, Léa Rougeron. Dans les salles le 3 mai.
CHAD CHENOUGA: « JE FAISAIS LES CHOSES POUR MA MERE »
Parce qu’il a perdu sa mère morte de trop de dépression et de trop de médicaments, le jeune Chad Chenouga s’est retrouvé dans un foyer d’accueil… « Ce n’était pas forcément de l’arrogance mais je trouvais que les autres étaient des cas sociaux. Dans un premier temps, je les tolérais, ensuite il fallait cohabiter et, comme je le montre, dans le film, il a fallu partager avec les autres. » Venu aux Rencontres du cinéma de Gérardmer pour présenter, en avant-première, De toutes mes forces, le réalisateur parle de son second long-métrage comme d’un chemin intérieur entre deuil et solitude où un jeune homme trouve sa place dans le monde. « J’ai été placé à 16 ans et quelque. J’étais un élève moyen et je me suis mis à travailler. J’avais perdu ma mère. Je faisais les choses pour elle… » C’est l’univers du cinéma, du théâtre (il joue La niaque, sur son placement en foyer, en 2011 aux Amandiers à Nanterre) et de la télévision qui a permis à Chad Chenouga de trouver son chemin dans le monde. Il est élève au cours Florent (où il est professeur aujourd’hui, de même qu’à la Femis) et il tourne dans des téléfilms, des séries télé (La vie devant nous), au cinéma (Un, deux, trois, soleil de Bertrand Blier, Montparnasse-Pondichéry d’Yves Robert ou Le fils de l’épicier d’Eric Guirado). En parallèle, il réalise des courts-métrages et passe au « long » en 2001 avec 17, rue Bleue, huis clos entre une mère et son fils, nommé aux César et primé à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes. Si le cinéaste observe qu’il lui a fallu près de trente ans pour faire ce film personnel, il remarque: « J’avais la même violence intérieure que Nassim mais il n’y a pas que la violence. Elle existe mais pas que… Au cinéma, je n’aime pas les choses plombées de A à Z. Et puis, vous savez, dans les foyers, on se marre aussi… »