Le roi du swing dans la tourmente
« Vous connaissez la musique, M. Reinhardt? » interroge un officier nazi. « Non, répond Django, mais elle, elle me connaît… » Dans le Paris de 1943, Django Reinhardt est l’une des stars de la scène musicale. Si les Allemands considère le jazz comme une musique nocive et dégénérée, le guitariste manouche et le Quintet du Hot Club de France remplissent les salles au rythme d’un swing endiablé. Et même si des affiches précisent « Swing tanzen verboten », les occupants, dans une attitude clairement ambiguë, ne peuvent s’empêcher de battre la mesure dans une ambiance surchauffée… Musicien de génie et esprit libre, Django savoure cette période faste (il est le musicien le mieux payé de l’époque) et semble ignorer le chaos autour de lui… Pourtant, dans une forêt des Ardennes, en juin 43, c’est bien un vieux tzigane aveugle qui joue sur sa guitare et ne veut pas entendre arriver le danger. Il sera tué d’une balle en pleine tête tandis que les siens s’enfuient sans espoir de sauver leur peau…
Avec Django, Etienne Comar n’a pas le projet de faire le grand biopic qui embrasse, classiquement, toute la vie privée et l’oeuvre d’une star de la scène ou de l’écran. Il a choisi une période précise dans la trajectoire du musicien, celle qui s’étend de 1943 à la fin de la Seconde Guerre mondiale et dont on ne connaît d’ailleurs pas clairement toutes les péripéties. En 1943, Django Reinhardt va à la pêche le jour et se produit sur scène le soir. La guerre qui se déroule partout en Europe n’est pas la sienne. C’est celle des Gadjé, les « non-Tziganes ». Son univers, c’est la musique et les siens, ses proches amis musiciens, sa femme Naguine et sa mère Negros pour laquelle il est un dieu vivant… Et puis, il y a une autre femme. Louise de Clerk est la maîtresse de Django qu’elle retrouve chez elle pour des moments d’amour arrachés au monde alentour. Nourri de cinéma américain et de film noir, le musicien s’amuse à imiter Clark Gable pour le bonheur de son amante. Mais celle-ci éveille aussi le manouche au danger en lui révélant le sort monstrueux réservé par les nazis aux Fils du vent.
Sous l’impulsion notamment de Docteur Jazz, les nazis, eux, voudraient que Django fasse le voyage vers l’Allemagne pour se produire dans des stades immenses en présence de Goebbels et peut-être même d’Hitler. Malgré une conscience politique plutôt vacillante, voire inexistante, Django Reinhardt hésite à partir, au grand dam de son manager qui craint un violent retour de bâton des nazis… Même s’il clame « Je ne quitterrai pas Pigalle », la situation de Django Reinhardt à Paris devient périlleuse. Il décide finalement de quitter la capitale, avec sa femme et sa mère, pour Thonon-les-Bains avec le projet de passer en Suisse…
Django devient alors le journal d’un homme déraciné qui, loin de ses bases, ronge son frein au bord d’un lac Léman infranchissable. Installé sous un nom d’emprunt dans une belle villa, le musicien tourne en rond, joue dans des bistrots, rejoint un campement de tziganes (les séquences ont été tournées dans un camp de tziganes sédentarisés de Forbach), perd son singe Joko tué par les Allemands et comprend que son exfiltration vers la Suisse n’est pas une priorité pour la Résistance. Après une bagarre dans un bar, le musicien sera arrêté. Et Louise réapparaîtra en lui lançant: « Tu es vraiment la seule personne que la guerre ne change pas… » C’est cette même Louise, dont le rôle est alors des plus ambigus (elle se trouve au bras d’un dignitaire nazi) qui permettra à Django de participer, à la villa Amphion, à un concert qui deviendra tout à la fois un enjeu musical et sentimental où le swing aveuglera l’ennemi…
Si la mise en scène de Django est des plus classiques, Etienne Comar réussit néanmoins à prendre quelques distances avec le look des nombreux films qui ont la période 39-45 pour décor. Il y parvient en étant le plus intemporel possible et surtout en se focalisant sur l’histoire des personnages et de leurs émotions. Souvent chargée d’incarner des personnages solaires, Cécile de France hérite, ici, d’une Louise de Clerk aussi mystérieuse qu’amoureuse de Django. Pour la star manouche, le cinéaste a trouvé en Reda Kateb un interprète tout à fait crédible. Avec une belle aisance, le comédien (qui passait tous les jours un long moment à la pose d’une prothèse pour obtenir la fameuse main gauche atrophiée du musicien) incarne un artiste au charme insouciant mâtiné d’une douloureuse gravité, proche du « doux fauve » décrit par Cocteau.
Le film s’achève à Paris en mai 1945. A l’Institut des jeunes aveugles, Django Reinhardt dirige son Requiem pour les frères tziganes, une oeuvre symphonique pour orgue, voix et cordes dont la partition a disparu. Avec l’accord du petit-fils de Django Reinhardt, le cinéaste a demandé au compositeur australien Warren Ellis d’imaginer la suite à partir de l’introduction, la seule partie existante du Requiem. C’est cette musique qui court, dans l’ultime plan, sur les photos anthropométriques de milliers de tziganes français victimes du gouvernement de Vichy et des nazis…
DJANGO Drame (France – 1h55) d’Etienne Comar avec Reda Kateb, Cécile de France, Bea Palya, Bimbam Merstein, Gabriel Mirété, Vincent Frade, Johnny Montreuil, Raphaël Dever, Patrick Mille, Xavier Beauvois, Jan-Henrich Stahlberg. Dans les salles le 26 avril.
ETIENNE COMAR: « UN ULTIME SENTIMENT DE LIBERTE… »
A l’instar d’Emmanuel Courcol, réalisateur de Cessez-le-feu, Etienne Comar est, lui aussi, un nouveau venu derrière la caméra. Mais si Django est sa première mise en scène, Comar, comme Courcol, sont loin d’être des inconnus dans le métier. Diplômé de la Femis en 1992, Etienne Comar débute dans la production avec notamment le Van Gogh de Pialat. A partir de 2009, il oeuvre sur plusieurs films tant comme scénariste que comme producteur. C’est le cas notamment Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois ou Mon roi de Maïwenn. En 2015, il sera aussi coproducteur de Timbuktu… De passage aux Rencontres du cinéma de Gérardmer, Etienne Comar a expliqué la genèse de son film par un souvenir d’enfance: « Mon père était grand amateur de Django Reinhardt. Il l’écoutait beaucoup pendant la guerre parce qu’elle lui procurait son ultime sentiment de liberté dans un monde chaotique… » Si Reda Kateb se glisse dans un personnage bien réel, le cinéaste a conçu de toutes pièces celui de Louise de Clerk: « Louise est un personnage de fiction qui représente ces femmes de l’intelligentsia artistique parisienne de l’entre-deux guerres qui adulaient Django et l’ont entraîné, lui le gars de la rue, dans un monde éloigné du sien. Pour l’aider à construire sa Louise, j’ai suggéré à Cécile de France de lire une biographie de Lee Miller qui fut le modèle et la muse de Man Ray… »