Kafka, le sexe, l’amour et le divorce
ABSURDITE.- Dans la Bulgarie profonde d’aujourd’hui, Tsanko Petrov travaille comme cantonnier et entretient avec soin une voie ferrée qui semble peu utilisée. Un jour, il trouve des liasses de billets de banque au milieu des rails. Plutôt que de garder le pactole, l’honnête homme préfère les rendre à l’Etat. En signe de reconnaissance, le ministre des Transports fait organiser une petite cérémonie en son honneur et lui offre une montre… qui ne fonctionne pas. Avec Glory, les réalisateurs Kristina Grozeva et Petar Valchanov signent une remarquable tragi-comédie qui s’inspire de faits divers, les auteurs expliquant que le film démarre là où ce qui est raconté dans les coupures de presse s’arrête. Construit comme une fable cruelle, Glory (Bulgarie – 1h41. Dans les salles le 19 avril) met d’abord en scène un brave type barbu et bègue dont le principal loisir est de s’occuper de ses lapins. Malheureusement son intégrité lui a fait mettre le doigt dans un engrenage ubuesque. Avec sa solide bonne foi, Tsanko va essayer de récupérer -avec une certaine opiniâtreté quand même- la montre qu’on lui a prise pour la remplacer par celle qui ne fonctionne pas. Glory montre alors comment fonctionne une administration qui porte l’absurdité à son comble. Avec une mordante ironie, les cinéastes braquent alors leur caméra sur le personnage de Julia Staykova, responsable des relations publiques du ministère des Transports. Cette belle femme, perturbée dans sa vie privée par une procréation assistée, va s’embourber dans une histoire banale (rendre sa montre à Tsanko) qui prend des proportions purement kafkaïennes. Avec deux remarquables comédiens (Stefan Denolyubov incarne Tsanko et Margita Gosheva la cassante Julia), Glory décrit, de manière aussi noire que savoureuse, une société où règne une solide précarité et où les sphères du pouvoir sont gangrenées par une formidable corruption… Remarquable!
DESIRS.- Après la Bulgarie contemporaine, voici cette fois la Pologne des années 90 dans United States of Love, le troisième film du réalisateur Tomasz Wasilewski, qui s’intéresse spécialement, ici, à une condition féminine qui, après la chute du mur de Berlin et en raison des changements politiques et économiques survenus en Pologne, s’est détériorée comme toute la condition sociale du peuple. Pour traiter son sujet, Wasilewski a choisi de suivre le parcours de quatre femmes de différents âges qui décident qu’il est temps pour elles de satisfaire leurs désirs. Mariée et mère d’une adolescente de quinze ans, Agata (Julia Kijowska) travaille dans un petit vidéoclub. Son couple bat de l’aile et Agata s’entiche d’un jeune et beau prêtre de sa paroisse… Directrice d’un collège, Iza est, depuis longtemps, la maîtresse d’un médecin. Mais lorsque la femme de celui-ci meurt, l’amant décide brutalement de mettre un terme à sa liaison avec Iza (Magdalena Cielecka). Belle jeune femme bien dans sa peau, Marzena (Marta Nieradkiewicz) dirige un cours de danse et donne des leçons de natation. Renata (Dorota Kolak), sa voisine, est professeur et secrètement éprise de Marzena. Avec United States of Love (Pologne – 1h46. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 5 avril), le cinéaste décrit, en creux, un pays où, en raison de la non-séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est l’Eglise qui mène le débat public sur la sexualité et la maternité, en usant d’un discours de honte. « La société polonaise a tout simplement un problème avec sa sexualité dont elle ne parvient toujours pas à tirer du plaisir, s’exaspère la militante féministe Agnieska Weseli, l’une des fondatrices des Journées de la chatte. On porte toujours le poids de la perception du sexe comme une obligation, des outils de procréation ou un don de Dieu que l’on ne peut souiller. » Pour donner une tonalité terriblement âpre à son récit, Wasilewski a choisi le chef-opérateur Oleg Mutu, responsable de la photo, en 2007, de 4 mois, 3 semaines, 2 jours qui valut la Palme d’or cannoise au Roumain Cristian Mungiu. Mutu signe, ici, une image froide et pratiquement dépourvue de couleurs qui achève de faire d’United States of Love une drame intime poignant tout en étant une réflexion politique sur le communisme… Glaçant!
EMANCIPATION.- L’univers des Témoins de Jéhovah n’est guère abordé au cinéma… On s’intéresse donc volontiers à L’affranchie où le réalisateur italien Marco Danieli se penche sur les amours contrariées de la belle Giulia et du mauvais garçon Libero. Lycéenne silencieuse mais douée (elle est une pointure en maths), Giulia quitte tous les jours son établissement pour aller faire du porte-à-porte, interrogeant des gens plus ou moins amènes (« Pensez-vous que Dieu s’intéresse à nous? ») mais professant aussi, sans sourciller, des énormités comme « Le chef de la femme, c’est l’homme ». Un jour, chez une dame qui lui a ouvert sa porte, Giulia croise donc Libero. Il sort de prison, s’engueule avec sa mère à propos d’argent et traite Giulia de charlatan. Qu’importe, Giulia est foudroyée par l’amour et le désir. Elle va tout faire pour que l’usine de meubles où elle travaille embauche le garçon et bientôt elle se jettera dans ses bras. Avec L’affranchie (Italie – 1h41. Dans les salles le 19 avril), Marco Danieli signe son premier long-métrage. Si le traitement romanesque du film est assez classique et filmé de façon assez plate, c’est la dimension documentaire de ce drame qui mérite l’attention. Danieli (qui a fait ses débuts dans le documentaire) a clairement mené l’enquête sur les moeurs et les pratiques des Témoins de Jéhovah. Il détaille ainsi la manière dont les membres de la secte mènent leur travail de prédication dans la ville et montre surtout le poids de la communauté pour maintenir ses participants loin de ce qu’ils nomment simplement « le monde » (le titre en v.o. est précis à cet égard: La ragazza del mondo). La famille de Giulia est un cocon affectueux mais totalement fermé. Les parents sont totalement hostiles lorsqu’ils apprennent que leur fille aînée fréquente Libero mais ils font tout aussi pour empêcher, par exemple, Giulia de mener des études universitaires. Et lorsque Giulia aura fait le choix terrible de rejoindre Libero et le monde, on verra à l’oeuvre les responsables de la communauté (mené par Giacomo, incarné par Pippo Delbono, le célèbre metteur en scène italien de théâtre) pratiquant un véritable tribunal de l’inquisition et harcelant Giulia de questions obscènes pour… l’excommunier. Avec son faux air de Natalie Portman, la jeune comédienne Sara Serraiocco apporte une belle intensité à ce parcours douloureux d’une jeune femme vers l’émancipation. Impressionnant!
COLOCATION.- Dans un registre beaucoup moins grave que les films qui précèdent, Sous le même toit est la nouvelle comédie de Dominique Farrugia. En s’appuyant sur une réalité sociale (selon un article paru naguère dans Libé, 60% des couples divorcés parisiens étaient obligés de vivre sous le même toit à cause du manque d’argent) le cinéaste raconte l’histoire de Delphine (Louise Bourgoin) et d’Yvan (Gilles Lellouche) qui divorcent. Très modeste agent de joueur de football (il n’a qu’un seul client et encore…),Yvan n’arrive pas à joindre les deux bouts et se trouve limite à la rue. Il se souvient alors qu’il détient 20% de la maison de son ex-femme. Et décide donc de revenir vivre chez Delphine… dans ses 20%. Autour des « joies » de la colocation forcée, Joachim Lafosse avait, en 2016, avec L’économie du couple, choisit la retenue douloureuse. Farrugia, l’ancien des Nuls, opte, avec Sous le même toit (France – 1h33. Dans les salles le 19 avril), pour un ton éminemment léger même si Farrugia, croisé aux Rencontres du cinéma de Gérardmer, avouait: « Le film n’est pas noir. Même si, sur une ou deux scènes, je me suis pris pour Pialat ». En tout cas, le tempo, ici, est rapide et il n’évite pas pour autant quelques touches d’émotion. Les improvisations sont maîtrisées et les répliques fusent, ainsi Manu Payet, l’ami de toujours, lançant à Yvan: « Ma vie sexuelle passera toujours avant notre amitié ». Comme Farrugia est un réalisateur qui aime les acteurs, Gilles Lellouche et Louise Bourgoin profitent de personnages bien dessinés pour se lâcher dans la comédie. Et, à force de se conduire comme des gamins, ils entendront leurs enfants dire: « Devenez adultes! » Agréable!