Le bruit, la fureur, le talent et la célébrité
Dans une rue de New York, à l’entrée des artistes d’un théâtre de Broadway, un homme déclame, fortement, la célèbre réplique du Macbeth de Shakespeare: « La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. » Alejandro Gonzalez Inarritu a placé cette brève séquence au coeur de son Birdman, indiquant de la sorte deux des questions centrales qui traversent son nouveau film, d’une part la nature éphémère du succès, de l’autre la nécessité de trouver son équilibre dans la vie, y compris lorsqu’on est un artiste, autrement dit un être démesurément égocentrique.
Dans les années 90, Riggan Thomson était une superstar mondialement connue. C’était le temps où, à Hollywood, il incarnait Birdman, un célèbre superhéros aux pouvoirs extraordinaires. Mais de cette célébrité, il ne reste rien ou presque. Alors Riggan Thomson tente de monter une pièce de théâtre à Broadway dans l’espoir de renouer avec sa gloire disparue. A quelques heures de la première de sa pièce, Riggan Thomson est complètement perdu, désespéré. Et son « pire meilleur ami », en l’occurrence, Birdman lui répète à l’oreille qu’il fait une grosse connerie en jouant au théâtre. Alors même qu’Hollywood lui déroulerait bien le tapis rouge s’il voulait se glisser à nouveau dans le costume en lycra de l’oiseau noir qui a fait sa célébrité…
Mais Riggan n’entend pas céder à la petite voix qui lui taraude la tête. C’est bien en mettant en scène et en interprétant Parlez-moi d’amour, une pièce adaptée d’une nouvelle de Raymond Carver, que l’ex-star veut en finir avec sa pesante image de has-been. Mais pour arriver à exister et à réussir sur la scène de Broadway, Riggan va devoir faire face à un mauvais acteur (dont il organise sciemment l’accident!) puis à son remplaçant, un jeune comédien cynique mais brillant (Edward Norton) ou encore à sa propre fille (Emma Stone) embauchée comme assistante pour lui permettre de se remettre d’une cure de désintoxication, à une actrice décidée à réussir (Naomi Watts), à son ex-femme (Amy Ryan) et à son actuelle compagne (Andrea Riseborough), tout cela sans oublier son producteur-manager-ami (Zach Galifianakis) qui angoisse devant la tournure catastrophique que prend le montage de la pièce…
Depuis 21 grammes (2003), Babel (2006) ou Biutiful (2010), on connaît le goût d’Inarritu pour les films où les histoires s’interconnectent les unes aux autres. Dans le cadre d’un théâtre new-yorkais (les séquences de scènes ont été tournées sur la vraie scène du St James Theatre) où se tohubohutent les egos des comédiens mais aussi de leur entourage, le cinéaste est évidemment à l’aise dans ces interconnections mais il y ajoute aussi bien d’autres ingrédients, ainsi un touche de surréalisme avec les pouvoirs de télékinésie de Riggan ou ses sorties en ville avec son redoutable alter-ego Birdman.
Don Quichotte dévoré par les doutes et les contradictions, voguant en permanence entre les illusions et la réalité, Riggan Thomson, le comédien trop souvent absent à sa propre vie, est emporté par un maelström d’émotions dans sa quête éperdue d’amour et de reconnaissance…
Déjà étonnant dans sa description de l’univers du théâtre new-yorkais, délicieusement cruel quand il parle de la critique de théâtre (celle du New York Times en prend gravement pour son grade et… finit par s’amender!) ou de la presse en général, très caustique quand il évoque les réseaux sociaux et la terrifiante célébrité instantanée, Birdman devient un film remarquablement brillant sous l’angle de son atypique style visuel. Car Inarritu l’a construit comme une époustouflante tranche de vie continue. Grâce à une précision extrême dans la mise en scène et la direction d’acteurs, enfin une fluidité dans la captation des images, l’unité visuelle du film emporte le spectateur d’une scène à l’autre sans rupture. Birdman, c’est une narration ininterrompue où les plans-séquences se fondent les uns dans les autres. Rien d’artificiel cependant dans cette manière de faire. Après tout, la vie n’est qu’un long plan-séquence!
En mettant littéralement le spectateur dans la peau de Riggan Thomson, Inarritu lui fait non seulement découvrir l’action par ses yeux mais lui permet de se glisser dans ses tourments et le place au plus près d’un flot d’émotions scandé par des morceaux de batterie et des pièces classiques de Mahler, Ravel, Rachmaninoff ou Tchaïkovski.
Quasiment omniprésent à l’image, Michael Keaton, qui incarna un superhéros dans Batman (1989) et Batman, le défi (1992), offre, ici, en star sur le déclin, une palette de tendresse et d’espoir, de colère et d’ambition, de peur et de regret dans un personnage d’Icare décavé qui finira, peut-être, par voir le rideau se lever sur une nouvelle carrière de comédien. Un jour, roi du monde, l’autre, au fond du trou.
Quatre Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario original, meilleur photographie) viennent de récompenser Birdman. Fonçant dans les couloirs des coulisses, passant des loges à la scène, montant sur les toits, scrutant le ciel et son inquiétante météorite, interrogeant in fine le talent et la célébrité, « petite cousine partouzeuse du prestige », Alejandro Inarritu signe un tourbillon cinématographique qui mérite le déplacement.
BIRDMAN Comédie dramatique (USA – 1h59) d’Alejandro Gonzalez Inarritu avec Michael Keaton, Edward Norton, Naomi Watts, Zach Galifianakis, Emma Stone, Amy Ryan, Andrea Riseborough. Dans les salles le 25 février.