Kaurismaki joue des sentiments
Dans un coin d’une rue triste d’Helsinki, Khaled est recroquevillé derrière une poubelle… A Waldemar qui le découvre, il lance tout de go: « J’habite ici. C’est ma chambre! » A quoi Waldemar lui répond: « C’est mon local à poubelles… » Et c’est ainsi que le réfugié syrien et le patron finlandais de La Choppe dorée se rencontrent. Rapidement, ils se mettront un solide coup de poing dans le nez. Un partout. Il y a parfois des bourre-pifs qui scellent d’improbables et belles amitiés.
Six années se sont écoulées déjà depuis Le Havre qu’Aki Kaurismaki avait présenté en compétition au Festival de Cannes 2011 et dans lequel l’ami André Willms incarnait un certain Marx, ex-écrivain bohème reconverti en cireur de chaussures. Des années pendant lesquelles on avait, il faut bien le dire, perdu la trace du fantasque cinéaste finlandais. Autant dire que c’est un vrai plaisir de le retrouver avec L’autre côté de l’espoir. Plaisir parce que le cinéma de Kaurismaki est de ceux qui mettent du baume à l’âme tout en s’appuyant sur une écriture très personnelle pleine de fraîcheur, de malice et d’invention. Une écriture reconnaissable entre mille dès les premières images, dès le générique même.
Dans la nuit tombante, l’Eira, un imposant cargo entre dans le port d’Helsinki. Commencent les travaux de déchargement du minerai de charbon. Dans la masse noire, émerge une tête dans laquelle brillent deux yeux perçants. Fuyant Alep où toute sa famille a disparu, Khaled vient de mettre le pied sur une terre où il y a, lui a-t-on dit, des gens bien et un pays où il n’y a pas de guerre… Pendant ce temps, dans un petit appartement, Waldemar Wikström est en train de couper les ponts avec une épouse couverte de bigoudis. Il rend son trousseau de clés et dépose son alliance sur la table de la cuisine. La bague finira dans le cendrier tandis que madame se verse un grand verre de vodka.
Dans cette comédie loufoque qui alterne constamment gravité et burlesque, le réalisateur de Au loin s’en vont les nuages (1996) et L’homme sans passé (2002) entend briser le point de vue européen sur les réfugiés considérés tantôt comme des victimes objets de notre apitoiement, tantôt comme des réfugiés économiques qui, avec insolence, veulent prendre le travail, les femmes, les logements et les voitures des braves Européens. Et Kaurismaki d’avouer que L’autre côté... est « un film qui tend dans une certaine mesure et sans scrupules à influer sur l’opinion du spectateur et essaie de manipuler ses sentiments pour y parvenir ».
Evidemment, le cinéaste n’est pas dupe et il sait que le cinéma ne change pas le monde. Mais, fidèle à lui-même, il signe néanmoins une belle histoire humaniste qui observe, avec un brin de tristesse et une goutte d’humour, les destins de quelques hommes ordinaires. Alternativement, il fait un bout de chemin avec Khaled confronté aux autorités auxquelles il demande le droit d’asile et tentant de trouver auprès de quelques réfugiés d’un centre d’accueil, des raisons d’espérer, notamment de retrouver sa soeur disparue. De l’autre côté, Wikström est aussi à un tournant de sa vie. Il a décidé d’arrêter son job de représentant en chemises pour tenir un restaurant. Une amie (Kati Outinen, actrice fétiche de Kaurismaki) l’y encourage vivement: « On boit quand ça va mal. Et on boit encore plus quand ça va bien! » Sagesse finlandaise?
Dix-septième long-métrage de Kaurismaki, L’autre côté de l’espoir rassemble, une nouvelle fois, ce qui fait le charme du cinéma kaurismakien. Un dépouillement de la mise en scène proche du minimalisme, une prime donnée aux plans fixes, un choix de couleurs fortes assemblées de manière énergique jouant essentiellement sur des tonalités froides (à l’exception notable de La Choppe dorée et de son décor rouge sombre), des dialogues réduits à l’essentiel, la part majeure donnée au rock, à la country finnoise ou aux chansons nostalgiques… Et puis, bien sûr, sous l’influence de Robert Bresson, Kaurismaki dirige ses comédiens afin d’obtenir un jeu blanc, dénué d’effets. Ce qui n’empêche ni Khaled, ni Wikström d’avoir leur vérité. Devant la commission d’enquête, Khaled, interrogé sur ses croyances, répond: « J’ai enterré les prophètes et les dieux avec ma famille ». Plus tard, il fera semblant de sourire parce qu’on lui a dit qu’en Finlande, on renvoie d’abord les mélancoliques…
Enfin L’autre côté… développe des thèmes récurrents chez Kaurismaki: la solitude, la solidarité, l’utopie. Sans rien lui demander, Waldemar offre à Khaled un lieu pour dormir, un travail (ah, le restaurant, ses sardines au poivre et son ubuesque personnel) et même une (fausse) carte de séjour. Ces deux-là se parlent à peine mais ils se comprennent et s’estiment. A l’enquêtrice impassible qui lui demande comment on passe les frontières, Khaled répond: « Facilement! Personne ne veut nous voir. On dérange ». Grâce au massif Waldemar, Khaled n’aura, peut-être, plus besoin de passer de frontières. Kaurismaki est-il angélique? Après tout, le réfugié réchappe à un coup de couteau au ventre porté par un facho rasé. Après tout aussi, cela ne peut pas faire de mal de croire, le temps d’un film, que l’Homme n’est pas si mauvais que cela…
L’AUTRE COTE DE L’ESPOIR Comédie dramatique (Finlande – 1h38) d’Aki Kaurismaki avec Sherwan Haji, Sakari Kuosmanen, Ilkka Koivula, Janne Hyytiäinen, Nuppu Koivu, Kaija Pakarinen, Niroz Jaji, Simon Hussein Al-Bazoon, Kati Outinen. Dans les salles le 15 mars.