Mille jours, l’oeil dans le viseur
Voilà quelques années déjà que Clint Eastwood nous devait un grand film. En fait, depuis 2009 et un Grand Torino sacrément bien ficelé et avec un final qu’on n’avait pas vu venir. Ensuite il y avait eu un Invictus évitable malgré la gloire de Mandela, un Au-delà falot, un J. Edgar passablement ennuyeux et un Jersey Boys oubliable. Fini tout ça. Clint is back! Avec un film de guerre dont l’intensité ne fait jamais défaut et qui surtout nous interroge.
Aux Etats-Unis où American Sniper séduit le public, Eastwood fait, une fois de plus, polémique. Celui qui fut le teigneux inspecteur Harry et qui, à cause de cela, fut traité de facho, est cette fois, accusé de faire l’apologie de la guerre. Ah certes, les Marines de la guerre d’Irak ne sont pas des enfants de choeur. Et il est clair qu’ils n’ont aucun atome crochu avec l’ennemi qu’ils qualifient volontiers de « sauvage ». La séquence, quasi-insoutenable, où un « boucher » nommé Zarqawi tue, avec une perceuse électrique, un gamin parce que ses parents ont osé parler aux Américains, n’arrange pas les choses.
Mais de là dire qu’Eastwood célèbre la guerre, il y a un (grand) pas. En fait, le réalisateur de Mystic River ou de Million Dollar Baby a trouvé, avec l’aventure de Chris Kyle, la riche matière nécessaire pour réussir dans le domaine où il excelle: raconter une histoire. Et, à 84 ans, le cinéaste marche dans les traces de John Ford et d’Howard Hawks. Du premier, il retient la leçon d’humanisme. Au second, il emprunte la figure du héros viril. Mais Chris Kyle, le costaud Redneck texan, amateur de rodéo, de filles et d’alcool, est rapidement taraudé par les doutes.
Le gaillard vit d’abord le mythe du cow-boy avant de se glisser dans la peau d’un Navy SEAL persuadé que l’Amérique est « le meilleur pays sur terre ». Et les attentats du 11 septembre ne feront qu’accentuer cette croyance. Mais, lorsqu’il se retrouve sur le terrain, en Irak, c’est un amer « Je ne voyais pas ça comme ça » qui ponctue son premier tir réussi. Et plus tard, lorsque les opérations militaires se seront succédées, Kyle lâche: « J’aimerais croire à ce qu’on fait ».
Avec American Sniper, Clint Eastwood signe un vrai biopic. En s’inspirant du livre autobiographique de Chris Kyle (1974-2013), l’auteur de Bird raconte en effet l’histoire du sous-officier de la marine américaine auquel les autorités reconnurent pas moins de 160 tirs létaux réussis, un record absolu dans l’histoire militaire des USA. Au cours de quatre batailles décisives parmi les plus terribles de la guerre en Irak, Kyle avait pour unique mission de protéger ses camarades sur le terrain. L’oeil rivé au viseur de son MK13, le redoutable tireur faisait mouche sur l’ennemi mais aussi sur des civils, hommes mais aussi femmes et enfants, menaçant les troupes américaines. Les exploits de Kyle, bientôt surnommé « La Légende » par ses frères d’armes, lui vaudront aussi de voir les insurgés mettre sa tête à prix.
En s’emparant de cette vivante incarnation de la devise des SEAL : « Pas de quartier ! » qu’est Chris Kyle, Clint Eastwood nous plonge au coeur de combats qui deviennent vite de violentes « abstractions ». Pourquoi les Marines donnent-ils l’assaut à des pâtés d’immeubles? Qui cherchent-ils à atteindre? Ces questions restent sans réponse. La caméra demeure aux côtés du tireur couché qui, dans son puissant viseur, scrute les terrasses, les toits, les rues, les angles des maisons… Kyle a un job à faire et il connaît son métier.
Après une première intervention du tireur d’élite en Irak, Eastwood revient, presque brutalement et dans un imposant flash-back, aux jeunes années de son héros. Il apprend, de son père, comment manier le fusil -ah, la fascination américaine pour les armes!- mais aussi des « préceptes » simples sur « les brebis, les loups et les chiens de bergers ».
Plus tard, avant de devenir « chien de berger », Kyle épousera la sémillante Taya (Sienna Miller) et créera une famille. Mais c’est sur le champ de bataille qu’il trouvera sa terre d’aventure. Jusqu’à déchanter. Entre ses camarades tués au combat et sa femme qui lui dit: « J’ai besoin que tu sois de nouveau humain », Chris Kyle finit par se demander ce qu’il fait là. Et il faut qu’en face, un tireur d’élite syrien (qui fut autrefois champion olympique) fasse, à son tour, des dégâts dans les rangs américains, pour que Kyle s’investisse encore.
En reconstituant les villes irakiennes de Ramadi, Falloujah et Sadr City au Maroc, Clint Eastwood réalise, avec American Sniper, une oeuvre d’un classicisme maîtrisé. La bande-son est soignée, le film s’ouvrant sur les bruits des chenilles de tank se mêlant à l’appel à la prière. La mise en images est précise, constamment sous tension et Bradley Cooper est un interprète parfait pour ce personnage massif, presque épais, un peu bas du front qui deviendra un héros national.
En travaillant remarquablement bien les champs-contrechamps, Eastwood installe, à distance, une impressionnante relation entre celui qui regarde et celui qui est regardé. Plus encore, le réalisateur traite des thèmes récurrents de son cinéma comme la fragilité de l’individu, l’anéantissement de l’homme par la violence ou la nécessité de l’action. Quant à la difficulté de l’héroïsme, Chris Kyle l’incarne pleinement lorsque, revenu chez les siens, il n’arrive plus à trouver ses marques dans la vie civile. Le sniper n’est plus qu’un « fantôme » de soldat qui avoue, à un médecin: « Ce qui me hante, c’est ceux que je n’ai pas pu sauver… »
Funeste ironie, Chris Kyle, parfois décrit par ses détracteurs comme « un tueur haineux », mourra assassiné, en février 2013, par un ex-marine de 25 ans, souffrant de stress post-traumatique. Un de ces soldats que le sniper s’était appliqué, mille jours durant, à protéger en Irak.
Portrait d’un « patriote énervé », American Sniper (qui s’achève sur les vraies images d’archives de la procession funéraire du héros national) est une oeuvre puissante sur l’horreur de la guerre.
AMERICAN SNIPER Drame (USA – 2h12) de Clint Eastwood avec Bradley Cooper, Sienna Miller, Luke Grimes, Jake McDorman, Kevin Lacz, Cory Hardrict, Navid Negahban, Keir O’Donnell. Dans les salles le 18 février.