Les coups tordus de Miss Sloane
Lobbyste. Nom invariable.- Personne qui organise un groupe de pression auprès d’autorités politiques afin de défendre des intérêts économiques, professionnels. Dit comme ça, on pourrait trouver ce métier presque convenable et, pourquoi pas, presque nécessaire. Mais, une fois qu’on a vu Miss Sloane, on a définitivement changé d’avis. Oh, bien sûr, ce n’est que du cinéma! Mais on remarque quand même que le réalisateur John Madden a consulté, pour éviter toute controverse, des cabinets réputés et des initiés chevronnés de Washington pour connaître les tenants et les aboutissants des méthodes, des pratiques discutables et, pour tout dire, des dérives d’un métier qui, généralement, la joue quand même profil bas.
Elizabeth Sloane est une lobbyste de haut vol dans un gros cabinet « à l’ancienne » où son expérience, sa détermination, sa pugnacité obsessionnelle et aussi un manque certain de scrupules font merveille. Mais le jour où le responsable d’un puissant lobby d’armes à feu la charge de convaincre les femmes de boycotter un projet de loi visant à durcir la réglementation sur les ventes d’armes, la passionaria la moins morale de la profession décline l’offre. Mieux, elle rejoint un petit cabinet combatif qui représente les partisans de la loi… Miss Sloane a-t-il franchi la ligne jaune? Ses anciens employeurs en sont persuadés et considèrent rapidement qu’il convient de la mettre hors d’état de nuire.
Connu pour des films aussi différents que la comédie « exotique » Indian Palace (2011), le thriller d’espionnage L’affaire Rachel Singer (2010) avec déjà Jessica Chastain ou le biopic fantasmé sur le grand Will (Shakespeare in love en 1998) qui lui valut un Oscar du meilleur film à Hollywood, l’Anglais John Madden se frotte, ici, au drame politique mâtiné d’espionnage qui brosse le portrait d’un milieu incarné par cette Elizabeth Sloane qui professe: « Il faut être imprévisible et toujours avoir un coup d’avance sur son adversaire ». Mais voilà, Miss Sloane, considérée comme la meilleure tacticienne du Capitole, n’est plus tout à fait dans sa zone de confort. Elle dont le job consiste à soutenir la libre entreprise sans se soucier des conséquences, est devenue une « rebelle » désormais tricarde dans sa profession.
Au moment où commence Miss Sloane, cette femme d’influence toujours prête à tout risquer pour gagner, se retrouve devant une commission sénatoriale qui la met sur le grill. Sommée de s’expliquer sur ses méthodes, la lobbyste devient un mur de granit. Son avocat l’a prévenu: « Si vous corrigez une seule calomnie, c’est cuit ». Mais lorsque le président de la commission commence à l’interroger sur ses addictions et sur les petites pilules psycho-stimulantes au fond de son sac, l’armure de Miss Sloane commence à craquer…
Tour à tour drame politique et thriller imprévisible (bien malin celui qui trouvera la chute du film!), Miss Sloane représente aussi une prouesse, celle de garder le spectateur en haleine pendant plus de deux heures alors même que l’action se passe devant un cour sénatoriale, dans quelques soirées ou dans les bureaux où s’élaborent les stratégies qui permettront de « sensibiliser » assez de sénateurs pour faire capoter le projet de loi soutenu par les tenants de la NRA, le redoutable lobby pro-armes américain. Si le film nous garde sous pression, c’est que John Madden imprime à son histoire un rythme fluide et rythmé où le récit s’accélère en rafales pour jouer ensuite sur les silences d’une femme au bord de l’effondrement. Car Miss Sloane est un thriller qui repose essentiellement sur de nombreux échanges, sur des mots souvent meurtriers ou distillant un humour corrosif et ce n’est pas un moindre performance d’accrocher alors le spectateur.
Si, à juste titre, les actrices déplorent qu’à Hollywood, elles ont moins de (bons) rôles que leurs homologues masculins, Jessica Chastain, elle, ne peut pas se plaindre. Son Elizabeth Sloane est un personnage de haut vol. Ce n’est ni une épouse, ni une mère. Pour un peu, on dirait que c’est un… mec tant ses méthodes ne s’embarrassent pas de fioritures. Mais Miss Sloane porte quand même des tailleurs de luxe, des robes de couturiers et évoluent sur des talons de quinze centimètres. Et si on peut clairement la trouver charmante, elle a la séduction de la panthère… à l’instant précis où elle s’abat sur sa proie. Car cette lobbyste occulte qui aime à frôler la légalité, n’a qu’une credo: plus le risque est grand, plus belle est la victoire.
A 39 ans, la rousse Jessica Chastain est l’une des comédiennes les plus demandées à Hollywood. On l’a vu dans chez Terrence Malick dans Tree of Life (2011), chez Christopher Nolan avec Interstellar (2014), chez Liv Ullmann dans Mademoiselle Julie (2014) adapté de Strindberg ou encore chez Kathryn Bigelow en agent de la CIA traquant Ben Laden dans Zero Dark Thirty (2012). Avec sa lobbyiste qui ne sait plus où est la limite du droit et de l’éthique, Jessica Chastain réussit encore un remarquable personnage. Car Elizabeth Sloane, championne des machinations (elle fait carrément appel à des anciens de la NSA pour ses surveillances), des manigances et des coups tordus, est aussi une solitaire dont la vie privée est un vide sidéral seulement et brièvement comblé par un homme de compagnie… Mais, parvenue au bout du rouleau, pas décidée à se faire crucifier et ayant sans doute repris pied dans la réalité, Miss Sloane trouve des accents « héroïques » devant la cour sénatoriale, dénonçant un système pourri et « les rats qui sont prêts à vendre leur patrie pour garder le museau dans l’écuelle… » Même si John Madden n’est pas Frank Capra, on songe à Jefferson Smith luttant, dans Monsieur Smith au Sénat (1939), pour ne pas devenir l’homme de paille des affairistes… Elizabeth Sloane est beaucoup plus « perverse » que l’idéaliste héros incarné par James Stewart chez Capra, mais John Madden lui accorde une manière de rédemption…
MISS SLOANE Thriller politique (USA – 2h12) de John Madden avec Jessica Chastain, Mark Strong, Sam Waterston, Gugu Mbatha-Raw, Alison Pill, Jake Lacy, Michael Stuhlbarg, John Lithgow, Chuck Shamata, Douglas Smith, Meghann Fahy. Dans les salles le 8 mars.