Cruel retour à Salas
Souvent cité, Jorge Luis Borges, le plus grand écrivain argentin contemporain, n’a jamais été récompensé par le prix Nobel de littérature. Si Borges s’est amusé de cette situation, le cinéma argentin, lui, a décrété que Daniel Mantovani était désormais ce prix Nobel… Pure fiction, évidemment, mais qui nourrit, de brillante manière, la comédie très grinçante et passablement inconfortable qu’est Citoyen d’honneur.
D’emblée, le film s’ouvre sur un plan large et fixe intrigant. Un homme, assis sur une chaise, se tient la tête dans la main. A côté, impassible, une jeune femme en robe longue blanche, mélange de Miss Champagne-Ardennes et de capitaine de frégate d’opérette. De l’autre côté, tout aussi impassible, dans l’encadrement d’une porte, un garde du corps dûment étiquetté. L’instant est pourtant solennel car l’homme assis va bientôt être récompensé du prix Nobel. On saura plus tard que Daniel Mantovani a refusé de porter une queue-de-pie comme de s’incliner devant le roi et la reine de Suède. Et d’ailleurs, le discours de l’écrivain argentin est plutôt décapant. Tout en étant très flatté par sa distinction, Mantovani, les larmes aux yeux, a, dit-il, « l’amère sensation d’être au crépuscule de son existence d’artiste » et que cette canonisation marque « la fin de son aventure créatrice ».
Cinq ans plus tard. Mantovani vit dans une luxueuse et immense villa de Barcelone. Tandis que sa secrétaire particulière lui égrène les invitations à des conférences à l’université d’Osaka, les demandes d’interviews de la BBC, la proposition d’un réalisateur pakistanais d’adapter l’un de ses livres, les appels de son éditeur qui veut savoir s’il écrit, ceux de son comptable aussi, l’écrivain balaye tout de la main. Y compris une lettre en provenance de son village natal en Argentine qui voudrait l’élever au rang de citoyen d’honneur. Pas question pourtant de retourner à Salas qu’il a quitté il y a quarante avec la ferme résolution de ne plus jamais y remettre les pieds. Et puis, à bien y penser… « Mais j’y vais seul et incognito! »
A sa descente d’avion à Buenos Aires, le prix Nobel est attendu par un colosse à l’air benêt qui le charge dans une voiture… pourrie. La route sera longue et un pneu crevé interrompt le périple. Pas de roue de rechange! Sous le ciel étoilé, Mantovani raconte un conte édifiant sur deux jumeaux haineux et une rousse paraguayenne tandis que le chauffeur allume un petit feu avec… les pages du dernier livre du nobelisé. Au petit matin, les pages accompagneront le costaud vers les feuillées. L’écrivain n’en croit pas ses yeux. Il n’est pas au bout de ses peines.
Réalisateurs et scénaristes de Citoyen d’honneur, le duo Cohn et Duprat livrent un drame burlesque où Mantovani, sacré star de son village, va aller d’accueil festif en mécontentement grandissant. Car la visite du prix Nobel repose d’emblée sur un malentendu. D’abord Mantovani ne correspond pas à l’image que les habitants de Salas ont de lui. Pire, ce n’est pas son oeuvre (que la majorité n’a pas lue) qu’ils entendent célébrer mais la renommée internationale du fils du pays. Pour évidemment, la partager un peu.
En cinq chapitres (L’invitation – Salas – Irène – Le Volcan – La chasse), Citoyen d’honneur va passer d’une marche « triomphale » à une dégringolade annoncée. Mantovani se prête d’abord à toutes les demandes. Il donne des conférences, accepte les embrassades, signe des autographes, accorde une interview à la télé-brouette locale, se plie aux discours du maire, préside un jury de peinture, inaugure sa statue, reçoit le père d’un jeune handicapé qui lui réclame 9500 dollars pour acheter un fauteuil roulant à son fils, lit les nouvelles du réceptionniste de l’hôtel… Déambulant dans les rues de Salas, souvent photographié par les passants, Mantovani retrouve les lieux de son enfance. La maison de ses parents est devenue un salon de coiffure, la station-service est une ruine déserte et le cimetière est envahi par les herbes folles… Des lieux que les cinéastes filment frontalement, donnant ainsi une impression d’abandon et de tristesse dignes des maîtres de la photographie américaine.
Et puis, autour d’un écrivain dont ils privilégient l’exclusif point de vue, ils réussissent des rencontres singulières, amusantes, troublantes, tendues, inquiétantes. Ainsi cet homme qui a reconnu son père dans un personnage de Mantovani et qui tient, pour le remercier, à l’inviter à déguster les raviolis à la cervelle préparés par sa mère. Ainsi cette groupie -qui, elle, connaît son travail et y a débusqué quelques failles- qui force la porte de sa chambre d’hôtel pour s’offrir à lui… Ainsi, ce président de l’association culturelle locale qui ne comprend pas que Mantovani n’ait pas sélectionné sa toile pour le concours de peinture. Ainsi ces retrouvailles, à l’occasion d’une panne de voiture, avec Irène, la femme aimée autrefois et devenue l’épouse triste d’un collègue d’école…
Citoyen d’honneur multiplie ainsi les notations autour d’un écrivain (Oscar Martinez remarquable et couronné meilleur acteur à la Mostra de Venise 2016) qui voit monter, autour de lui, le mépris quand ce n’est pas une haine féroce. La scène où, dans sa chambre qui ressemble à celle que l’on voit dans les films roumains, l’écrivain regarde ses cadeaux (une sculpture affreuse et un gros pot de citrons confits) avant d’essayer un poncho bariolé et un chapeau de gaucho, est à l’image de tout le film: drolatique et pathétique. Tandis que Mantovani tente de reprendre son souffle, Salas devient un vrai piège. « Pourquoi vous n’écrivez pas sur de belles choses? » demande une gentille dame qui achève Mantovani: « Votre question remet en cause toute ma vie d’artiste ».
Enfin, ce superbe film argentin qui flirte à la fois avec le documentaire et la fable surréaliste évoque aussi, avec un humour teinté de gravité, l’écrivain et la culture, la vérité et la réalité. Héros célébré devenu antihéros honni chez lui, Daniel Mantovani n’envoie pas dire à ses anciens laudateurs qu’écrire n’est possible qu’avec « un crayon, du papier et de la vanité » et que « le mot culture sort toujours de la bouche des plus incultes et des plus dangereux ».
L’un des slogans 2017 du Printemps du cinéma (opération promotionnelle à tarif réduit de 4 euros la séance) qui se tient les 19, 20 et 21 mars, suggère « Il y a des fois où l’on voudrait rester au cinéma ». Citoyen d’honneur est un film qui donne clairement cette envie-là.
CITOYEN D’HONNEUR Comédie dramatique (Argentine – 1h57) de Mariano Cohn & Gaston Duprat avec Oscar Martinez, Dady Brieva, Andrea Frigerio, Nora Navas, Manuel Vicente, Belen Chavanne, Marcelo D’Andrea, Gustavo Garzon, Julian Larquier, Nicolas De Tracy. Dans les salles le 8 mars.