Rebelle au réalisme socialiste

Les étudiants de Stzeminski exerçent leur regard...

Les étudiants de Strzeminski
exerçent leur regard… DR

Souvent considéré comme le plus grand cinéaste polonais, Andrzej Wajda a quitté la scène le 9 octobre 2016, à l’âge de 90 ans après une carrière de plus de soixante ans marquée notamment par une Palme d’or cannoise en 1981 pour L’homme de fer, vaste fresque marquant son engagement au sein du mouvement Solidarnosc, précédée en 1977 par L’homme de marbre, enquête d’une jeune réalisatrice de télévision sur un maçon stakhanoviste des années cinquante tombé en disgrâce. Mais l’oeuvre de Wajda dépasse évidemment le seul Homme de fer avec des films de guerre (Kanal en 1957, Cendres et diamant en 1958), de l’après-guerre (Korczak en 1990 ou Katyn en 2007), d’histoire (La terre de la grande promesse en 1975) mais aussi, avec l’ultime Les fleurs bleues, une double réflexion sur un peintre rebelle et humilié et sur la puissance de l’art et du regard. Wajda a choisi, ici, de raconter les dernières années de Wladyslaw Strzeminski, peintre d’avant-garde et pionnier de l’art moderne dans la Pologne des années vingt et trente. Proche des héros romantiques qui peuplent les films de Wajda, Strzeminski (1893-1952) n’est cependant ni soldat, ni politicien mais un artiste, un enseignant et un théoricien de la vision qui apprend, au milieu d’une belle campagne, à ses étudiants que « l’image sera la résultat de ce que vous absorberez du paysage; une image d’après l’objet dans votre oeil ».

Boguslaw Linda incarne Wladyslaw Strzeminski.

Boguslaw Linda incarne
Wladyslaw Strzeminski. DR

Malheureusement pour Strzeminski, proche de Malevitch et de Tatline, co-fondateur du Musée d’art moderne de Lodz en 1934 et chantre de l’unisme, Varsovie, à l’heure de la soviétisation radicale de la Pologne, ne veut plus entendre parler d’art moderne. Pour les tenants de la Culture, le réalisme socialiste est devenu la forme artistique obligatoire. Pour avoir refusé de se soumettre à ce diktat qu’il abhorre, le peintre réfractaire connaîtra l’humiliation, la faim, la solitude…

Après avoir donné, en 2013, avec L’homme du peuple, une évocation plutôt pesante de la trajectoire de Lech Walesa, Andrzej Wajda réussit, avec Les fleurs bleues, une oeuvre puissante sur un peintre qui affirmait: « L’art dicte sa loi à la réalité » et qui ne pouvait donc se plier aux exigences inacceptables d’un pouvoir  incarné par un apparatchik tour à tour mielleux et menaçant, le tristement fameux général Sokorski. Dans les rangs des rebelles au réalisme socialiste, on se gaussait d’ailleurs de ce stalinien de la première heure en parlant de… sokorealisme.

Hania (Zofia Wichlacz) et le peintre. DR

Hania (Zofia Wichlacz) et le peintre. DR

Pour incarner Strzeminski, le cinéaste a fait appel à l’une des rares stars polonaises, Boguslaw Linda. Déjà présent chez Wajda (L’homme de marbre, L’homme de fer ou Danton en 1982), Linda a tenu des rôles emblématiques du mouvement du « cinéma de l’inquiétude morale » au côté de Kieslowski ou d’Agnieszka Holland. Avec Strzeminski, il compose un personnage d’homme blessé au propre comme au figuré. Le peintre a perdu un bras et une jambe sur le front durant la Grande guerre mais surtout il est profondément meurtri d’être réduit au silence et de devoir assister à l’exaltation du héros positif pour l’édification des masses. Le Strzeminski de Boguslaw Linda est un artiste qui s’emmure face aux persécutions permanentes et aux offenses multiples. On le raye du syndicat des artistes, on lui interdit de venir dans l’école des Beaux-arts qu’il a fondée tandis que des nervis détruisent la « salle néo-plastique » du musée de Lodz consacrée aux oeuvres constructivistes, dont les siennes et celles de Kobro.

Autour de lui, seules quelques femmes existent. D’abord la grande disparue, sa femme Katarzyna Kobro, avec laquelle il passa de l’amour passionnée à la haine et qui lui interdit de venir à ses funérailles. Ensuite Hania, la belle étudiante (Zofia Wichlacz), dévouée et secrètement éprise du maître qui ne lui laisse cependant jamais l’occasion de le lui manifester. Enfin, il y a la fille du couple, Nika habillée de son manteau rouge, qui se confronte rudement à son père et rejoint les rangs du défilé socialiste des écolières en uniforme tandis que Strzeminski lui promet, sombre, « une vie difficile ».

Sur le plateau des "Fleurs bleues", Andrzej Wajada dirige Brosnislawa Zamachowska. DR

Sur le plateau des « Fleurs bleues », Andrzej Wajda dirige Brosnislawa Zamachowska. DR

Peintre qui cherchait à éliminer l’espace de ses créations abstraites, Strzeminski a été éliminé de l’espace culturel polonais par le pouvoir socialiste. La manière dont celui-ci s’y est pris est décrite de façon glaçante par un cinéaste inspiré qui, lui, pour son bonheur, a été plutôt protégé par sa renommée internationale et ses prix dont la Palme d’or. Mais c’est cependant un Wajda impliqué qui raconte le sort d’un résistant. Strzeminski, contraint, pour survivre, à peindre (avec talent!) des portraits immenses des pères de la révolution communiste, ne baissa jamais la tête. Face à l’acharnement des autorités décidées à faire disparaître toute son oeuvre, il ne céda jamais à la compromission et mourut dans la misère. Cri posthume de Wajda, Les fleurs bleues est le portrait magnifique et terrible d’un artiste debout.

LES FLEURS BLEUES Drame (Pologne – 1h35) d’Andrzej Wajda avec Boguslaw Linda, Aleksandra Justa, Bronislawa Zamachowska, Zofia Wichlacz, Krzysztof Pieczynski, Mariusz Bonaszewski, Szymon Bobrowski. Dans les salles le 22 février.

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