Pauline ou la résistible ascension
Depuis maintenant une paire d’années, Lucas Belvaux va son chemin de cinéaste engagé. Le parcours du cinéaste belge de 55 ans est jalonné de films de fiction nourris de la réalité d’aujourd’hui. De petites histoires de cinéma pour raconter la grande, une société de personnages pour raconter, un peu, l’Humanité. Pour ne citer qu’un exemple, 38 témoins (2012) constitue une remarquable réflexion, en forme de thriller, sur l’indifférence des êtres humains aux souffrances et à la détresse de leurs semblables.
Chez nous plante, dès les premiers plans, le décor d’une région, le Nord où la campagne est belle dans le petit jour qui se lève; belle à midi, verte et arrondie par les collines déferlant vers la mer. Belle aussi, affirme Belvaux, quand les villes, jamais très loin, s’illuminent, multicolores. Mais c’est aussi un paysage triste à mourir quand il est défiguré par les zones commerciales, les cités, dortoirs ou pavillonnaires, les routes, les hangars, les entrepôts. Ce contraste est au coeur du film puisqu’il raconte l’hier et l’aujourd’hui et annonce les lendemains. La géographie structure la vie des gens. Mais elle peut la déstructurer aussi. Ce qui était, ici, un univers rural est devenu un « périmonde », une marge où les gens se sentent rejetés, oubliés, privés de leur identité propre, des citoyens d’hier qui se vivent comme marginaux d’aujourd’hui. Hors d’un monde en train de se réinventer. Chez nous, à l’instar de cette géographie du Nord, est construit sur des tensions sociales, politiques et intimes… Film engagé mais pas militant, Chez nous n’expose pas vraiment de thèse. Il décrit une situation, un parti, une nébuleuse et décortique son discours pour comprendre son impact, son efficacité, son pouvoir de séduction. Pour montrer aussi la désagrégation progressive du surmoi qu’il provoque et qui libère une parole, jusqu’alors indicible. Belvaux expose enfin la confusion que ce discours entretient, les peurs qu’il suscite, celles qu’il instrumentalise…
Evoluant entre Lens et Lille, Pauline Duhez est une jeune femme, infirmière à domicile, qui s’occupe seule de ses deux enfants et de son père, ancien métallurgiste et militant communiste. Dévouée et généreuse, Pauline se décarcasse pour ses patients, souvent âgés, qui l’apprécient et savent qu’ils peuvent compter sur elle. Parce qu’à sa manière, Pauline est populaire, un parti extrémiste, le Rassemblement national populaire, va lui proposer d’être leur candidate aux prochaines élections municipales. Et c’est ainsi que Pauline est contactée par le docteur Berthier, un médecin apprécié de la place, qui va « vendre » aux instances nationales du RNP et à sa patronne, Agnès Dorgelle, cette « fille simple, courageuse, intelligente, sympathique ». D’abord réticente face à la politique (à laquelle, dit-elle, « elle ne comprend rien »), Pauline se laisse séduire par l’idée que la politique n’est pas un métier mais une question d’engagement, d’honneur et de service des autres. Le souci, c’est que Pauline a rencontré, par hasard, Stéphane, un béguin de jeunesse et qu’elle n’est pas du tout insensible à ces retrouvailles amoureuses. Pour Berthier, dont le sombre passé d’extrême-droite, va soudain affleurer, les amours de Pauline et de Stéphane sont un mauvais coup d’autant qu’Agnès Dorgelle a déjà annoncé publiquement la candidature de Pauline. Alors, entre Berthier et Stéphane qui se connaissent bien et en savent trop sur l’autre, commence un jeu dangereux et possiblement violent…
Contrairement à ce que l’on nomme les « fictions de gauche », Chez nous n’est pas un dossier à charge. Lucas Belvaux ne dénonce pas. Il essaye de comprendre comment fonctionne le parti d’extrême-droite, comment il polit son discours pour qu’il soit « acceptable » tout en emboîtant le pas de Pauline qui tente de suivre son propre cheminement au sein de cette pensée stratégiquement très au point. Pour cela, au risque même d’une certaine empathie, le cinéaste se garde de montrer des « bons » et des « méchants ». Il agit « démocratiquement » (sans pour autant masquer son point de vue) en laissant au spectateur la liberté de se construire sa propre opinion. Et cela nous vaut de bonnes séquences comme celle où les spécialistes en communication du parti briefent les militants en partance pour le tractage ou le porte-à-porte: « Toujours garder le sourire même si on vous insulte… Il faut exploiter tous les incidents, toutes les incivilités, dire aux gens que vous pensez comme eux… » ou encore: « Attention, il y a toujours un micro qui traîne. Dites racaille, tout le monde comprendra de qui vous parlez mais ne dites jamais bougnoule ou gris… » Plus intime, la scène où Pauline annonce à son vieux métallo de père, qu’elle va être candidate de l’extrême-droite, est belle et forte parce que s’y expriment de solides ressentiments. Le père qui dit: « Tu as trahi ta famille, tu as trahi ta classe », vit cependant l’engagement de sa fille comme son propre échec parce qu’il n’a pas su assurer la transmission de son militantisme de gauche…
Enfin Lucas Belvaux, en s’appuyant sur la riche documentation disponible sur internet à propos de la « fachosphère », réussit de beaux portraits autour d’une Pauline (excellente Emilie Dequenne) qui se blondit pour entrer dans le moule de la parfaite candidate propre sur elle. On savoure rapidement le personnage incarné par Anne Marivin, enseignante qui, soudain, se lâche et lance un « On va tous les niquer » lourd de sens même si elle sait pas clairement qui elle veut niquer. Avec les personnages d’André Dussollier et de Guillaume Gouix, on mesure les problèmes de respectabilité de l’extrême-droite. Berthier, figure de la vieille droite maurassienne qui estime que le parti « n’a jamais été aussi proche du pouvoir » tout comme Stéphane, nervi néo-nazi, ne représentent pas un problème idéologique mais font simplement tache sur la photo. Mais ils peuvent y revenir à condition de « changer de costume ». L’un l’a fait, l’autre pas. Catherine Jacob, elle, incarne moins une caricature qu’un écho de Marine Le Pen mais on imagine volontiers que cette représentation fasse grincer les dents au Front national. Enfin, on mesure symboliquement combien une Marseillaise résonne différemment selon qu’elle soit braillée dans un meeting (tiens, que fait donc le blason de l’Alsace dans le fond de scène?) d’Agnès Dorgelle ou chantée par les supporters du Racing Club de Lens…
A deux mois de l’élection présidentielle, Chez nous est un film qui mérite assurément le détour. C’est du cinéma solide et un objet politique qui entend dévoiler la supercherie qu’est le populisme.
CHEZ NOUS Drame (France – 1h58) de Lucas Belvaux avec Emilie Dequenne, André Dussollier, Guillaume Gouix, Catherine Jacob, Anne Marivin, Pztrick Descamps, Charlotte Talpaert, Cyril Descours, Michel Ferracci. Dans les salles le 22 février.