Rodrigues et le silence de Dieu
On avait croisé ces dernières années sur le grand écran, le vibrionnant Martin Scorsese, 74 ans, dans des exercices assez disparates. En 2010, Shutter Island était une variation fantastico-policière tirée d’un livre de Dennis Lehane et portée par Leonardo DiCaprio, le second (après Robert De Niro) acteur-culte du cinéaste. Puis vint Hugo Cabret (2011), bel hommage tendre rendu par un cinéphile concerné à l’un des maîtres du 7e art, Georges Méliès. Enfin, en 2013, toujours avec DiCaprio, on a plongé dans les frasques gravement sous acide d’un courtier en bourse nommé Jordan Belfort dans Le loup de Wall Street…
Avec Silence, on a l’évident sentiment que Scorsese revient à d’anciens mais ardents questionnements. De Mean Streets à Raging Bull, tout le cinéma de l’ancien séminariste est en effet traversé par des interrogations sur sa foi chrétienne. Le cinéaste devait donc tenir à ce projet puisqu’il a mis près de trente années pour parvenir à adapter le roman éponyme du Japonais Shusaku Endo. L’Américain avait découvert l’ouvrage à la fin des années 90 au Japon alors qu’il interprétait le personnage de Van Gogh dans Rêves d’Akira Kurosawa. « Ce livre, a confié Scorsese, m’a mis au défi d’aller plus au coeur du mystère du christianisme qui est, pour moi, le mystère de la vie ».
Chinmoku (Silence) est le livre le plus célèbre d’Endo, généralement considéré comme son chef-d’œuvre. Ce roman historique, écrit en 1966, raconte l’histoire d’un missionnaire portugais, fondé sur la figure historique de Cristóvão Ferreira, dans le Japon du début du XVIIe siècle, qui apostasie, mais uniquement aux yeux des autres, le protagoniste gardant en fait en secret sa foi chrétienne. Né au Portugal, Ferreira (1580-1650) fut missionnaire au Japon de 1609 à 1633, devenant le supérieur religieux des jésuites sous l’oppression du shogunat Tokugawa. En 1633, Ferreira fut capturé et abjura après avoir été torturé pendant cinq heures. Il devint le plus connu des « prêtres déchus ». Il se renomma Sawano Chuan, épousa une Japonaise, participa à des jugements gouvernementaux de jésuites capturés et écrivit un livre intitulé La Supercherie dévoilée en 1636, dans lequel il réfute les préceptes de la religion catholique.
Rodrigues et Garupe sont deux jeunes jésuites portugais convoqués chez leur supérieur qui leur lit une lettre, parvenue longtemps après son envoi, entre ses mains. Elle est l’oeuvre du père Ferreira… Les deux jeunes hommes ne peuvent admettre que Ferreira a renié sa foi et demandent instamment à pouvoir se rendre au Japon: « Comment négliger l’homme qui a forgé notre foi? » Pour Rodrigues et Garupe, « pas question d’abandonner nos chrétiens clandestins qui vivent dans la peur… » Et lorsqu’on dit la peur, on est en dessous de la vérité. Car Silence, qui s’ouvre sur un plan de deux têtes décapitées posées sur un portique, va faire le catalogue des tortures subies par les chrétiens nippons. Crucifixions, corps nus ébouillantés, malheureux enveloppés dans des nattes de paille pour être brûlés ou noyés, on en passe et des pires. Pour les chrétiens du XVIIe siècle, l’Empire du soleil levant n’était pas une terre hospitalière…
Partis de Chine et cornaqués par un pêcheur nommé Kichijiro, les deux jésuites posent le pied au Japon et vont être cachés dans une hutte à l’écart de leur village par des « kirishitan » terrorisés à l’idée d’être découvert par les nervis du souriant mais redoutable Inoue-sama. Tandis que Rodrigues dit la messe, la nuit, comme à l’époque des premiers chrétiens dans les catacombes, le danger se fait toujours plus pressant. Bientôt Rodrigues et Garupe seront séparés avant que, chacun de son côté, ils ne soient arrêtés.
Avec, en voix off, les permanentes interrogations de Rodrigues, Martin Scorsese filme, dans un décor qui rappelle les films de samouraïs, une aventure intime. Prisonnier, Rodrigues assiste, impuissant, au martyr de villageois anonymes déterminés à rester fidèles à leur foi. Intervient alors la récurrente expérience du silence de Dieu, soulevée aussi au siècle dernier, par la shoah. « L’expérience du silence de Dieu est fondamentale et fondatrice, notait, naguère, un jésuite qui cite le Journal de Julien Green: « Je ne veux pas me parler à moi-même et croire que c’est Dieu qui me parle… » Alors que Garupe a disparu, Rodrigues ira jusqu’au bout des épreuves, non sans croiser régulièrement le pêcheur Kichijiro qui, tel Judas, reniera à plusieurs reprises sa foi. « Dieu a entendu leurs prières, dira Rodrigues en parlant des villageois, mais a-t-il entendu leurs cris? »
Entourés de bons comédiens nippons, Andrew Garfield (Rodrigues) et Adam Driver (Garupe) créent, ici, deux impressionnants personnages (« une armée à eux deux ») qui ressemblent plus à des aventuriers qu’à des pères jésuites. Dénutris, malades, leur foi chahutée, les deux hommes s’en veulent d’être impuissants à soulager le calvaire des villageois. Et ils doutent de leur foi: « Je sens la tentation du désespoir », observe Rodrigues qui dit encore: « Je prie mais je suis perdu. Je prie dans le vide ».
En chrétien qui doute, Martin Scorsese signe, avec Silence, une fresque ample et longue qui paraît parfois bien bavarde. Il n’en reste pas moins que le film comporte des moments fascinants, sinon bouleversants. A la fin, Rodrigues qui se reproche de n’être qu’un étranger qui a provoqué un désastre, aura enfin retrouvé son mentor, en la personne de l’apostat Ferreira. Ce sera alors, sous la contrainte, au tour de l’élève de fouler au pied l’image du Christ. Devenu Okada San’emon, l’apostat Rodrigues restera « le dernier prêtre ». Un homme perdu pour Dieu? Ainsi que le dit Silence, « seul Dieu peut répondre. »
SILENCE Drame (USA – 2h40) de Martin Scorsese avec Andrew Garfield, Adam Driver, Liam Neeson, Tadanobu Asano, Issei Ogata, Ciaran Hinds, Shin’ya Tsukamoto, Yoshi Oida, Yosuke Kubozuka. Dans les salles le 8 février.