Chiron ou une identité en devenir
Une grosse Chevrolet aux chromes brillants qui chaloupe dans un coin pas très fréquentable de Floride. A son bord, un gaillard auquel on ne donne pas le Bon Dieu sans confession. Un diamant dans l’oreille, une chaîne en or et des bagues, une cigarette sur l’oreille, Juan vient voir comment se défend l’un de ses revendeurs. « Une journée tranquille », constate le dealer. Et puis, par un mouvement de caméra comme en avait le secret le maître Hitchcock, on s’en va suivre la course d’un écolier, un gros cartable sur le dos, filant devant un groupe de gamins à ses trousses. On a laissé Juan à ses affaires et on est avec ce petit bonhomme qui parvient tant que mal à se cacher dans un squat. Dehors, ses poursuivants lancent des pierres sur les volets clos. Et puis les bruits cessent. C’est maintenant un craquement qui apeure l’enfant. Les planches de bois obstruant une fenêtre sont arrachées. Le gamin, recroquevillé, aperçoit Juan… « Tout le monde est cool! J’allais manger un morceau… Je ne te laisse pas dans ce trou à camés ».
En 2008, Barry Jenkins faisait une apparition remarquée dans le long-métrage avec Medicine for Melancoly, rencontre d’un soir entre deux Afro-américains de la vingtaine censée se terminer au saut du lit. Au final, ils passeront la journée entière ensemble, incapables cependant de se rappeler du prénom l’un de l’autre. Restent alors les mots pour gommer le trouble et apprendre à se connaître. Avec Moonlight, Jenkins peut prétendre à entrer déjà dans la cour des grands. Voilà en effet le récit initiatique d’un jeune homme qui prend le spectateur aux tripes dès les premières images et qui ne le lâche jamais pendant près de deux heures. En trois volets (Little, Chiron et Black), le cinéaste raconte, avec élégance et simplicité dans la construction, une bonne vingtaine d’années dans la vie d’un personnage né à Liberty City, un quartier de Miami, réputé pour être l’un des plus dangereux des Etats-Unis.
C’est donc ce Little quasiment mutique que Juan ramène chez lui et confie à Teresa, sa belle compagne. Un Little qui ne lâche pas un mot, regarde ses hôtes par en-dessous et dévore son plat. « Je m’appelle Chiron. On me surnomme Little. Je viens de Liberty City », lâche enfin le bonhomme. Au côté de Juan et sous le regard très bienveillant de Teresa, Little va enfin commencer à respirer. Alors qu’il est aussi un trafiquant qu’on imagine très dangereux, Juan se révèle sous les traits d’un magnifique père de substitution. La scène où il apprend à Chiron à nager dans la mer est belle. Et ce n’est pas la seule. Juan qui se souvient d’une vieille dame qui lui disait que « sous la lune, les Noirs ont l’air bleu », va inculquer au gamin d’indispensables leçons: « Il faut décider qui tu es et ne pas laisser les autres décider à ta place ».
Malheureusement, Chiron a encore bien des obstacles à franchir. A l’école, son copain Kevin lui a dit: « Pourquoi tu te laisses embêter? Montre-leur que tu n’es pas une mauviette! ». Un soir, à la table de Teresa, il interroge: « C’est quoi une tapette? » Juan: « C’est un mot qui sert à faire honte aux homos ». Chiron: « Je suis une tapette? » Juan: « Tu peux être homo mais ne laisse personne te traiter de tapette! »
Dans le second chapitre, Chiron est devenu un adolescent que les petits crétins du lycée malmènent. Ses nuits sont zébrées de cauchemars. Incidemment, au fil du récit, on comprend que Juan est mort, probablement abattu. La solitude de Chiron n’en est que plus grande. La nuit, sur la plage, il confie à Kevin qu’il pleure régulièrement toutes les larmes de son corps…
Enfin, dans un troisième chapitre, on retrouve Chiron devenu Black. Le passage par la case prison a fait de lui un autre homme. Physiquement. La musculation a fait son effet et Black, avec ses diamants, ses fausses dents en or, sa Chevrolet, est devenu un autre Juan. Parti vivre à Atlanta, il reçoit un soir un appel de Kevin. Black va alors faire le voyage retour vers la Floride. Kevin, lui, n’est jamais parti. Il travaille désormais comme serveur dans un dinner. C’est là que Black le retrouve. Sur le juke-box, Kevin a choisi une chanson qui dit « Hello Stranger! C’est si bon de te retrouver… » Alors, Black, qui ne prononce jamais plus de trois mots de suite, va pouvoir se confier…
Pour traiter du personnage de Chiron à trois âges de sa jeune existence, Barry Jenkins a fait le pari de choisir trois comédiens différents. Ce qui aurait pu alourdir le récit, augmente encore l’empathie que l’on éprouve pour l’écolier timide et peu sûr de lui, puis pour l’adolescent tourmenté aux prises avec sa sexualité, enfin pour l’adulte viril et vulnérable, introverti et perturbé qui redoute de révéler son vrai visage. Jenkins, qui a grandi à Liberty City (tout comme son coscénariste Tarell Alvin McCraney) ont aussi fait de Miami un personnage à part entière du film, jouant notamment sur les couleurs chatoyantes ou les lumières dures et la moiteur de la Floride.
Pour traiter tour à tour de l’appartenance communautaire, de la sexualité, de la masculinité, des liens familiaux et des relations amoureuses, Barry Jenkins peut s’appuyer sur la poésie des visages de ses comédiens et, évidemment, sur trois acteurs incarnant tous Chiron avec le même trouble intérieur. Mais si les hommes sont bien traités, le cinéaste réussit aussi deux belles figures maternelles. Avec Teresa d’une part mais aussi avec Paula, la mère de Chiron, une femme qui va s’enfoncer dans la drogue et ne plus pouvoir assurer son rôle auprès de Chiron…
Porté par une riche b.o. où se côtoient Aretha Franklin, Boris Gardiner, Jidenna, Gaetano Veloso et Mozart, Moonlight est un drame dont l’intrigue puise dans la réalité mais qui distille aussi une dimension onirique. Presque conçu comme une série d’hallucinations, le film s’offre des échappées lyriques jusqu’à cet ultime plan (quasiment identique à celui des 400 coups de Truffaut) où un gamin va vers la mer et se retourne pour nous regarder dans les yeux.
MOONLIGHT Drame (USA – 1h51) de Barry Jenkins avec Mahershala Ali, Alex R. Hibbert, Janelle Monae, Naomie Harris, Jaden Piner, Ashton Sanders, Jharrell Jerome, Trevante Rhodes, André Holland. Dans les salles le 1er février.