Jackie, une icône face à l’Histoire
Nous sommes à Hyannis Port, dans le Massachussetts en 1963. Jackie Kennedy marche vers la caméra. Tout y est: la coupe de cheveux, le foulard, le manteau… L’illusion est quasiment parfaite. Mais est-ce bien cette Jackie Kennedy que le réalisateur chilien Pablo Larrain veut nous donner à voir? Et si c’était, plus probablement, celle d’un autre plan, toujours au début du film, où elle se dessine, de dos, comme une ombre dans la baie vitrée de la grande résidence des Kennedy?
En 1963, le 22 novembre précisement, John Fitzgerald Kennedy, 35e président des Etats-Unis, est assassiné à Dallas dans des circonstances dont on ne connaît toujours pas aujourd’hui avec certitude les tenants et les aboutissants. A travers le personnage de la première dame, Jackie est une évocation des quelques jours qui entourent cette tragédie américaine. Fort heureusement, le réalisateur du tout récent Neruda n’a pas choisi l’option du biopic. Et même si le personnage de Jackie ne quitte pratiquement jamais l’écran, il est beaucoup question, ici, de vérité (« Toute chose écrite est-elle vraie? »), d’identité mais aussi de différence entre la réalité des puissants et l’image, souvent fantasmée, qu’en a le public. Au journaliste (anonyme) qui a obtenu de pouvoir faire son interview, Jackie confie que JFK est à peine mort qu’on fait déjà de lui « une relique poussiéreuse »… Evidemment, le reporter a envie d’obtenir de ce témoin privilégié le récit circonstancié des événements de Dallas. « J’ai cru que le moteur avait des ratés » confie l’épouse qui ajoute: « Dieu merci, j’étais avec lui… » Elle rapporte aussi qu’il y avait partout des panneaux Wanted avec la tête de Kennedy et souligne: « Jack m’avait prévenu qu’on allait chez les dingues ».
Construit dans un jeu permanent d’allers et retours entre les jours qui tournent autour de la mort de JFK et d’autres instants représentatifs de la vie de la première dame, le film cerne la personnalité d’une femme qui glisse: « Ils pensent que je suis stupide » tout en se prêtant, par exemple, à une émission de télévision où elle ouvre les portes de la Maison Blanche aux téléspectateurs américains. Timide, presque coincée, celle qui fut la troisième plus jeune épouse à vivre à la Maison Blanche, sillonne les enfilades de salons et raconte un quotidien, évidemment, irréel…
Et puis le film saute à nouveau au drame de Dallas… « Vous êtes là pour que je vous raconte le bruit qu’a fait la balle en frappant le crâne de mon mari… » dit Jackie avec une voix blanche. On est alors dans l’avion présidentiel qui va se poser à Dallas. Jackie ajuste son petit chapeau rose et s’apprête à sortir sur la passerelle. « J’ai vu, dit-elle, le haut de son crâne se détacher. Son visage était beau. Sa bouche était belle… Je voulais que tout reste dedans… J’ai su qu’il était mort ». Et de conclure à l’attention du journaliste (magnifique interprétation toute en nuances de Billy Crudrup): « Ne croyez pas une seconde que vous publierez ça… »
Avec Jackie, Pablo Larrain décale le projecteur. Chacun connaît -notamment, grâce aux fameuses images filmées par Zapruder- l’histoire de l’assassinat de JFK. Mais qu’en est-il si l’on se concentre uniquement sur Jacqueline Bouvier Kennedy? Le cinéaste détaille alors une femme noyée dans le chagrin, s’occupant tant bien que mal de ses jeunes enfants tout en organisant des obsèques impressionnantes tandis que les yeux du monde entier sont tournés vers cette reine sans couronne, brutalement descendue de son trône par la mort brutale de son mari…
En réalisant un film kaléidoscopique souvent brillant (le scénario a été primé, l’an dernier, à la Mostra de Venise) où se mêlent des fragments d’images d’archives, des bouts de souvenirs, des lieux (le cimetière d’Arlington qu’elle arpente, les pieds dans la boue, pour trouver le meilleur emplacement pour la sépulture de JFK), des idées, des gens, le cinéaste s’approche au plus près d’une parfaite icône (« La célébrité ne m’intéresse pas mais je suis devenue une Kennedy ») mais aussi d’une épouse immédiatement consciente, dans la confusion même de son propre traumatisme, de devoir finir l’histoire commencée par son mari de président. Pas question, comme lui suggère un conseiller, de se bâtir une forteresse à Boston et d’oublier le passé. Pourtant Jackie Kennedy avoue: « J’ai perdu le fil entre le réalité et la représentation ».
Chic, séduisante, sophistiquée, Jackie Kennedy, l’une des femmes les plus photographiées du XXe siècle, va comme un gant à une Natalie Portman qui se glisse avec aisance dans les tenues de la première dame (y compris le fameux tailleur rose maculé de sang qu’elle porta des heures durant après le drame) mais l’actrice incarne aussi une femme secrète et parfois impénétrable qui s’applique, avec un sens politique certain, à asseoir son image tout en organisant la légende de ce JFK dont elle dit: « Jack était meilleur de jour en jour ». Déjà couronné d’un Oscar de la meilleure actrice pour Black Swan (2010), la comédienne de 35 ans est à nouveau en lice pour ce Jackie qu’elle porte complètement sur ses épaules…
Parmi les comédiens qui entourent Natalie Portman, on remarque l’excellent John Hurt, disparu le 25 janvier, dans son ultime rôle. Ce fils de pasteur anglican est, ici, un prêtre catholique confesseur de Jackie Kennedy avec lequel elle évoque la cruauté de Dieu: « Il était dans la balle qui a frappé Jack? »
JACKIE Drame (USA – 1h40) de Pablo Larrain avec Natalie Portman, Peter Sarsgaard, Greta Gerwig, Billy Crudup, John Hurt, Richard E. Grant, John Carrol Lynch, Beth Grant, Max Casella, Caspar Phillipson. Dans les salles le 1er février.