Le beau rêve fiche le camp
Avec son compatriote Lars von Trier, le Danois Thomas Vinterberg est entré, en mars 1995, dans l’histoire du cinéma. Oh certes, brièvement. Mais les deux cinéastes ont cependant donné naissance à un mouvement cinématographique, en l’occurrence Dogme95 dont les deux premières pierres furent Festen (1998) pour Vinterberg et Les idiots, également en 1998 pour Von Trier…
Lancé en réaction aux superproductions anglo-saxonnes et à l’utilisation abusive d’artifices et d’effets spéciaux aboutissant à des produits formatés, jugés lénifiants et impersonnels, Dogme95 entendait revenir à une sobriété formelle plus expressive, plus originale et jugée plus apte à exprimer les enjeux artistiques contemporains. Dépouillés de toute ambition esthétique et avec le souci d’être en prise avec un réel direct, les films labellisés Dogme95 devaient proposer un style vif, nerveux, brutal et réaliste, manifesté généralement par un tournage entrepris avec une caméra 35mm portée au poing ou à l’épaule et avec improvisation de plusieurs scènes.
Les promoteurs du Dogme95, qui avaient fixé dix règles dans un « Voeu de chasteté », n’appliqueront jamais totalement ces principes. Par exemple, Thomas Vinterberg tourne Festen en vidéo alors que la règle 9 précise qu’il faut tourner les films en 35mm. Près de 20 ans après Festen, Thomas Vinterberg ne se réfère plus à Dogme95 en donnant La communauté.
Situant son action dans les années 70, Vinterberg raconte les aventures d’Erik Möller, professeur d’architecture, d’Anna, sa femme, journaliste et présentatrice du journal télévisé et de leur fille Freja, 14 ans. En compagnie d’un promoteur immobilier, tous les trois reviennent dans une grande maison de famille dont Erik est l’héritier. N’ayant pas les moyens d’habiter cette belle demeure d’un quartier cossu de Copenhague, Erik propose à Anna et à sa fille de tenter l’expérience de la communauté. « Cette demeure fantastique a besoin de gens fantastiques », estime Erik qui va « recruter » des amis mais aussi de nouvelles connaissances pour la partager…
Dans la première partie du film, Vinterberg (qui a vécu, entre 7 et 19 ans, dans une communauté) observe, parfois avec humour, comment s’organise la vie en collectivité: « On fixera les règles et il n’y aura pas de problèmes ». Dans une époque où tous partagent le plaisir de se baigner, nus, dans une mer grise et froide, ils jouent aussi le jeu de la vie en groupe où toutes les décisions sont prises de manière collégiale et soumises au vote. Le cinéaste saisit aussi le regard de deux enfants sur l’univers des adultes. Avec Freja, l’adolescente qui va bientôt connaître sa première histoire d’amour mais également le petit Vilads, 6 ans, qui se présente par un laconique « Je vais mourir à 9 ans » dont il se sert pour séduire les filles!
Dans Kollektivet (en v.o.), des personnages excentriques vivent une existence sens dessus dessous où les réunions domestiques, les repas quotidiens, l’amitié et l’amour se mêlent dans un vivre-ensemble à la fois naïf, idéaliste et plein d’espoir pour le futur. Et puis l’histoire bascule lorsqu’Erik entame une aventure amoureuse avec la blonde et jeune Emma, l’une de ses étudiantes. Toujours éprise de son mari, Anna tente de faire contre mauvaise fortune bon coeur en proposant d’accueillir Emma dans la communauté. Tandis que la maisonnée devient une manière de choeur traditionnel du théâtre classique, se joue un drame à trois personnages. Amoureux d’Emma, Erik voudrait cependant conserver l’estime, voire l’amour d’une Anna qui masque des sentiments de plus en plus douloureux, écoutant dans la nuit, seule dans son lit, son mari et sa maîtresse faire l’amour de l’autre côté de la cloison… Thomas Vinterberg s’attache alors à détailler, avec une belle émotion et jusqu’aux très gros plans, une Anna qui lâche prise. Dans sa loge, face à son miroir, entre les mains d’une maquilleuse qui lui renvoie cruellement l’image de sa jeunesse, Anna (Trine Dyrholm au jeu très sensible) perd pied. Tandis que la télévision la met sur la touche, elle se marginalise dans la communauté…
Au temps de Festen, le cinéaste avait frappé très fort avec une tragédie violente sur les secrets de famille. Ici, son propos est plus mélancolique que brutal. Dans un goût d’inachevé, le beau rêve de la communauté s’effrite autour d’Anna. Le petit Vilads n’aura pas survécu et ses parents diront qu’ils ne « pouvaient vivre qu’à une époque prônant l’amour ». Dans la communauté, l’amour a pris un vilain coup. On songe alors à ce mot de Sacha Guitry dans Mémoires d’un tricheur: « Le bonheur à deux, ça dure le temps de compter jusqu’à trois »…
LA COMMUNAUTE Comédie dramatique (Danemark – 1h51) de Thomas Vinterberg avec Ulrich Thomsen, Trine Dyrholm, Hélène Reingaard Neumann, Martha Sofie Wallstrom Hansen, Lars Ranthe, Fares Fares, Magnus Millang, Julie Agnete Vang, Anne Gry Henningsen. Dans les salles le 18 février.