Staline et le jeu du Viennois
Passionnée depuis son adolescence par la Russie, son histoire, sa musique, sa littérature, sa poésie, Fanny Ardant se devait bien d’évoquer un jour une terre qui a donné Pouchkine, Essénine, Maïakovski, Marina Tsvetaïeva ou Ossip Mandelstam dont les vers (« … devant moi les volutes d’un brouillard épais et derrière moi une cage vide ») s’inscrivent sur le générique de fin…
Cependant, c’est Le divan de Staline, un roman de Jean-Daniel Baltassat, paru en 2013 au Seuil, que la cinéaste adapte ici. Le maître du Kremlin vient se reposer trois jours dans un château perdu au milieu de la forêt. Il est accompagné par Lidia, sa maîtresse de longue date. Sur une coupure d’un journal anglais, Staline s’est rendu compte que, dans le bureau où il passe ses nuits, se trouve un divan qui ressemble singulièrement à celui du cabinet londonien de Sigmund Freud. Lidia a obtenu de Staline que Danilov, un jeune peintre, vienne aussi au château. L’artiste attend d’être reçu par Staline pour lui présenter le monument d’éternité qu’il a conçu à sa gloire…
Trouvant dans le roman de Baltassat une concordance entre sa passion pour la Russie, son intérêt pour l’époque tragique de l’Union soviétique et la résistance souterraine qu’elle a suscitée, Fanny Ardant a imaginé son Divan de Staline comme un conte où les gentilles fées sont remplacées par un despote vieillissant et une cohorte d’officiers, de militaires, de gardes, d’agents de la police politique, de serviteurs, de femmes de chambre qui, tous, tremblent de peur devant un maître violent et imprévisible. Au Portugal, la cinéaste a trouvé, du côté de Coimbra, l’étonnant château de Buçaco dont les créneaux, les tourelles, les gargouilles évoquent un univers de Barbe Bleue tandis qu’alentour, dans une forêt dense et mouvante, résonnent d’inquiétants cris d’animaux ou… d’êtres humains torturés.
Dans la nuit, les grilles s’ouvrent, au début, sur une colonne de voitures noires arrivant au château. Elles se refermeront, à la fin, sur ces mêmes voitures noires quittant les lieux. Mais, à bord des véhicules, tous ne seront plus les mêmes… Car le château est le territoire de la soumission, de la surveillance, de l’humiliation, de la manipulation. Dans cette atmosphère pesante, la silhouette lourde du petit père des peuples inspire la terreur. Et la jeune servante qui a fait tomber un couvert, se transforme en statue de sel tétanisée avant que Staline n’éclate de rire…
Tout en évoquant les rapports entre le pouvoir et l’art (d’autant plus que Danilov est dans l’imposture), Le divan de Staline est une plongée dans l’intimité chimérique du despote. Errant dans son château, Staline vient régulièrement s’allonger sur son divan. A Lidia, il dit: « On va jouer au jeu du Viennois ». Et s’il considère bien Freud comme un charlatan, Staline se demande néanmoins: « Comment il s’y prend pour extorquer leurs secrets? » Evidente préoccupation d’un tyran toujours aux aguets de ceux qui pourraient lui porter un coup fatal…
Pour sa troisième réalisation (après Cendres et sang en 2009 et Cadences obstinées en 2013, deux films malmenés par la critique et boudés par le public), Fanny Ardant bénéficie, ici, d’un atout majeur avec la présence de Gérard Depardieu. S’il ne ressemble pas physiquement à Staline, le comédien parvient cependant à donner une vraie densité à son personnage. Son Staline inspire la terreur à son entourage. Il dit: « Le plus grand malheur de l’homme est d’avoir peur de tout » et il ajoute: « Il y a un autre malheur, c’est de ne pas avoir assez peur… » Et lorsqu’il est question de mensonges, le tyran, saisi par les doutes, par la perte de l’innocence et par la solitude, n’est pas dupe: « Tout le monde ment à Staline. Même Staline ment à Staline ».
Pourtant, Le divan de Staline manque singulièrement de rythme et finit par distiller un certain ennui. On oublie en chemin le personnage de Lidia (Emmanuelle Seigner) alors même qu’elle avance sur un terrain mouvant. Si elle perce à jour les rêves et les secrets de Staline, son sort sera scellé. Pour sa part, Danilov est réduit à quelques traits sur son ambition et le risque des compromis. Restent alors des dialogues (« Se regarder, c’est s’acharner à voir l’invisible de l’âme ») qui reviennent en leitmotiv et sonnent creux.
Malgré Depardieu, Le divan de Staline nous laisse sur notre faim. Même si la séquence où le dictateur regarde L’ange bleu de Sternberg et ne supporte pas l’humiliation du professeur Rath est un beau moment de cinéma…
LE DIVAN DE STALINE Drame (France – 1h32) de Fanny Ardant avec Gérard Depardieu, Emmanuelle Seigner, Paul Hamy, François Chattot, Luna Picoli-Truffaut, Tudor Istodor, Alexis Manenti. Dans les salles le 11 janvier.