Le dactylographe dans l’engrenage
Cinéphile de la génération des années 80 biberonné à la vidéo, Thomas Kruithof n’a pas fait d’école de cinéma. Mais il s’est nourri abondamment d’images de cinéma et, tout en faisant un autre métier, il a commencé à écrire de temps à autre des embryons d’histoires sans toutefois les mener bien loin. Pourtant, avec l’histoire de Duval, ce type seul confronté à un système qu’il ne maîtrise pas, Kruithof a eu l’impression qu’il pouvait en faire un scénario. En étant persuadé ou en se persuadant qu’il saurait le réaliser…
Après un court-métrage (Rétention en 2012), le cinéaste a achevé son scénario et mis à profit le vécu d’un premier tournage pour s’attacher à un solide film d’espionnage qui va puiser, le cinéaste ne s’en défend pas, dans diverses affaires secrètes de la Ve République, de Takieddine à Squarcini en passant par la crise des otages du Liban dans les années 80. Mais il s’agit d’abord d’une toile de fond puisque Kruithof s’attache avant tout à la figure de Duval, petit bonhomme aussi gris que transparent. Lorque s’ouvre La mécanique de l’ombre, Duval vient de se voir confier, en fin de journée et par un petit chef, la mission de sortir d’urgence un dossier pour le lendemain. Pour cet employé consciencieux et méticuleux au-delà de la normale, commence une nuit d’enfer qui l’amènera à un solide burn-out.
Deux ans plus tard, l’existence du chômeur Duval se résume désormais à son petit appartement triste où il fait un énorme puzzle sur la table de la cuisine et aux réunions des Alcooliques anonymes. Une nuit pourtant, son téléphone sonne. Un certain Clément lui demande de venir le rencontrer, le lendemain samedi au matin, dans une tour de la Défense. Clément aurait du travail pour un homme sérieux et ponctuel. Après quelques questions du genre « Etes-vous un homme de gauche ou de droite? » ou « Etes-vous un patriote? », Duval se retrouve dans un appartement vide, seulement occupé par un bureau sur lequel trône une machine à écrire, à retranscrire, avec une fidélité absolue, des enregistrements d’écoute. Il sait qu’il doit faire preuve de rigueur et de précision, avoir une éthique de travail et respecter une stricte confidentialité. Commence alors un travail rythmé par un rituel immuable (ouvrir les rideaux en arrivant, les fermer en partant, ne pas faire de bruit, ne pas fumer) que Duval accomplit avec minutie. Le casque sur les oreilles, il écoute des cassettes et transfère leur contenu sur le papier. Pas la moindre rature n’est tolérée. Si Duval fait une faute de frappe, la feuille part à la broyeuse et il recommence. Quant à la machine « à l’ancienne », Clément lui a expliqué craindre le numérique « qui rend la circulation de l’information trop fluide »…
Influencé par le cinéma de complot des années 1970 et les livres de John Le Carré, Thomas Kruithof donne, ici, un premier film séduisant et angoissant. Séduisant parce qu’on s’attache à ce petit homme qu’est Duval, employé parfait accomplissant sans discuter la mission qu’on lui a confiée. On songe d’ailleurs à cet autre employé qui était au coeur de La vie des autres (2006). Agent de la Stasi, le capitaine Wiesler était chargé de surveiller un célèbre dramaturge berlinois. Et, comme Duval, l’agent HGW XX/7 allait peu à peu perdre pied. Angoissant parce qu’une écoute va profondément perturber Duval. Un enregistrement a saisi ce qui apparaît être une exécution… Le petit rouage gris qui ne devait jamais se questionner sur les règles imposées, voit désormais, face à ce qui est un complot politique, une conscience se réveiller… Duval va alors sortir des rails pour être happé dans un inquiétant engrenage.
Avec une image aux tonalités froides et glauques, des cadrages qui enferment constamment le personnage de Duval, La mécanique de l’ombre distille une atmosphère glaciale (et bienvenue!) dans un monde opaque vu à travers le regard d’un subalterne qui ne peut bientôt plus se réfugier dans la routine rassurante de l’automaticité de sa mission. En posant la question « Jusqu’où peut-on obéir? », Kruithof interroge globalement le monde du travail mais son propos se concentre pourtant sur l’univers des services secrets. Et cela à travers un personnage qui interagit en permanence avec des individus qui ont des plans, des règles, qui fractionnent l’information et sont obsédés par l’idée de manipuler et de contrôler les autres.
Pour incarner cet homme banal qui se débat contre le système, le cinéaste a choisi François Cluzet. Quasiment minéral dans son expression, la silhouette alourdie, filmé au plus près comme pour nous permettre de sentir ses émotions et ses doutes, le comédien compose un personnage isolé et mutique qui n’est pas de taille à renverser le système mais qui peut être capable de le bousculer. Avec Duval embarqué dans une aventure dangereuse, on assiste à l’éveil à la vie d’un homme dont les changements intérieurs passeront par la souffrance. Avec Sara, rencontrée chez les AA (l’Italienne Alba Rorwacher, vue dans Hungry Hearts), il esquissera même une ébauche de relation. Comme Cluzet est, de plus, entouré par des collègues chevronnés (Podalydès, Abkarian, Bouajila), La mécanique de l’ombre s’impose comme un solide thriller d’espionnage.
LA MECANIQUE DE L’OMBRE Thriller (France – 1h33) de Thomas Kruithof avec François Cluzet, Denis Podalydès, Sami Bouajila, Simon Abkarian, Alba Rohrwacher, Philippe Résimont, Bruno Georis. Dans les salles le 11 janvier.