Le bouffon magnifique
On connaissait celle de Claude Autant-Lara qui envoyait, en 1956, Gabin et Bourvil transporter dangereusement des quartiers de viande (fournis par l’inoubliable Jambier) dans les rues du Paris occupé de 1942… Désormais, il y aura aussi la traversée de Paris de Luigi, le directeur du théâtre de l’Etoile, parti dans une rocambolesque balade dans la nuit parisienne.
Luigi a le couteau sous la gorge. Il a une nuit, une seule, pour sauver son théâtre. Une nuit pour trouver un (vrai) singe capable de monter sur scène. Une nuit pour récupérer l’estime de son insupportable metteur en scène japonais. Une nuit pour regagner la confiance de son équipe… plus payée depuis deux mois. Une nuit pour retrouver l’estime de sa meilleure amie qui est aussi sa plus proche collaboratrice. Une nuit pour démontrer à Faeza, la jeune stagiaire de Sciences Po, tellement pétrie de certitudes, qu’il existe aussi d’autres façons dans la vie d’appréhender les obstacles. Au risque de s’écraser dessus.
Homme de cinéma, de théâtre et de music-hall, acteur et metteur en scène, Edouard Baer a tourné, en 2000, son premier film La Bostella puis, en 2004, un second intitulé Akoibon. Les deux ont été mal accueillis par la critique et boudés par le public. Le cinéaste aura donc attendu une décennie avant de revenir derrière la caméra et de mettre en scène dans Ouvert la nuit, une comédie en forme de portrait d’un baratineur de génie, d’un magicien du verbe, d’un funambule du bon mot.
Ouvert la nuit commence dans les coulisses du théâtre à la veille de la première de La femme et le singe, pièce mise en scène par le Nippon Astsuhiko Dazai et interprétée par Michel Galabru (émouvant dans son ultime rôle à l’écran) et Clara Clark. On songe un peu à l’image du théâtre que Truffaut montrait dans Le dernier métro (1980) avec tous ses métiers. Ici, du concierge Monsieur Pat, lecteur du Canard enchaîné qui propose: « Putain, je passerai tout ça à la kalach » à Marcel, le délégué syndical qui songe sérieusement à la grève en passant par Nawel qui fait les comptes et sait que le théâtre est à moins 300.000. En attendant, on cherche partout Luigi. Qui finira par émerger du local technique où il lutinait la ténébreuse et érotomane Karine…
Et puis, le virevoltant Luigi partira dans la nuit de Paris pour tenter de trouver le singe indispensable à la mise en scène japonaise. Ce sera alors l’occasion d’une succession de rencontres imprévues dans des saynètes sans lien précis les unes avec les autres sinon qu’elles permettent à Luigi, toujours suivi par Faeza, de vivre, de s’étourdir, de rencontrer les autres, de leur parler et de traverser avec eux « la nuit de l’indifférence ». Dans la réalité, Luigi devrait aller voir Madame Pélissier, la mécène du spectacle, et rapporter le chèque qui permettrait de sortir le théâtre de la mouise. Hélas, Luigi n’est pas du genre à tendre la main, lui qui règle ses verres dans les bars avec les chèques (en bois) du théâtre…
Entre, dit-il, Sacha Guitry, Jamel Debbouze et les mythos de comptoir, Edouard Baer a écrit ce personnage qui ressemble comme un frère aux fanfarons italiens Sordi ou Gassman. Comme eux, ce bouffon a une grande gueule et une peur bleue de la solitude. Alors les mots sont son arme pour enchanter le réel, cultiver le superficiel dans les rapports humains et surtout habiter le vide. Car Luigi se met à exister à l’heure où les gens normaux vont se coucher. Mais il a prévenu: « Il n’y a pas de normalement, ici! »
Disposant d’un véritable capital sympathie dans le public, Edouard Baer s’est glissé, avec une évidente délectation, dans ce Luigi généreux et hâbleur, agaçant et touchant, finalement pathétique dans sa manière de tester les limites des autres. Alors on le suit dans ses déambulations parisiennes, accompagné de Faeza, la stagiaire de Sciences Po, qui devrait depuis longtemps être rentrée s’occuper de son bébé et qui reste parce qu’elle comprend bien qu’elle est en train de vivre une expérience unique. Alors, quasiment à l’ultime plan, on partage volontiers le petit sourire tendre que Faeza pose sur un parasite magnifique. Tandis qu’Alain Souchon, au générique de fin, chante Ouvert la nuit et ce « Ca va pas mais ça va quand même… » qui résume si bien Luigi.
OUVERT LA NUIT Comédie (France – 1h37) de et avec Edouard Baer et Sabrina Ouazini, Audrey Tautou, Christophe Meynet, Jean-Michel Lahmi, Gregory Gadebois, Patrick Boshart, Marie-Ange Casta, Alka Balbir, Lionel Abelanski, Atmen Kelif, Christine Murillo, Yoshi Oida, Michel Galabru. Dans les salles le 11 janvier.