Susan perdue dans la nuit
S’il devait y avoir un Oscar du générique de film le plus original, celui de Nocturnal Animals pourrait, en ce début d’année, postuler très valablement… De fait, le nouveau film de Tom Ford s’ouvre sur des femmes mûres et très obèses dansant, nues, au ralenti et agitant qui de petits drapeaux américains, qui des colifichets devant des tentures rouges dignes des rêves tordus de David Lynch… Ces femmes, on les retrouve un peu plus tard, couchées, immobiles et toujours nues, sur des socles blancs lors du vernissage de la dernière exposition montée à Los Angeles par la galeriste Susan Morrow…
Malgré sa réussite, Susan Morrow s’ennuie dans l’opulence de son existence. Elle aimerait qu’Hutton, son mari, lui prête plus d’attention ainsi qu’aux expositions qu’elle organise. Mais Hutton est occupé par ses affaires et tandis que Susan se demande si Hutton la trompe, celui-ci repart une nouvelle fois en voyage. C’est à ce moment précis que Susan reçoit un surprenant colis. Il s’agit des épreuves de Nocturnal Animals, le nouveau roman signé d’Edward Sheffield, son ex-mari dont elle est sans nouvelles depuis près de vingt ans. Un note accompagne le manuscrit, enjoignant à la jeune femme de le lire sans délai puis de contacter Edward lors de son passage en ville. Seule dans sa grande maison vide, Susan se plonge sans attendre dans la lecture de l’oeuvre qui lui est dédicacée…
C’est un récit violent et bouleversant qu’Edward Sheffield met en scène autour de Tony Hastings, un père de famille qui, parti en voiture pour un long voyage avec sa femme et sa fille, va se retrouver aux prises avec un trio de voyous qui les harcèlent, les molestent, les prennent en otage avant d’en arriver aux pires extrémités…
Auteur en 2009 de A Single Man, portrait, d’après un roman de Christopher Isherwood, de George Falconer, un professeur d’université d’âge mûr (Colin Firth), dont le compagnon meurt dans un accident de voiture et pour qui, huit mois plus tard, « se réveiller chaque matin est une douleur », Tom Ford est d’abord connu comme l’un des stylistes de mode les plus prolifiques de sa génération. Son travail au sein des maisons Gucci et Yves Saint-Laurent l’a élevé au rang d’icône des défilés et a abouti, en 2005, à la création de sa propre marque: Tom Ford. Le styliste, né à Austin, Texas en 1961, a redéfini les codes de l’univers du luxe et de la mode, en modernisant le glamour et en l’amenant au rang d’art à part entière.
Avec ce second long-métrage encore adapté d’un roman (Tony and Susan d’Austin Wright), Tom Ford se frotte cette fois aux codes du thriller tout en évoquant l’univers de l’art contemporain, de la mode, du luxe et en faisant se confronter deux mondes diamétralement opposés: le Texas de son enfance, décor du drame vécu par la famille Hastings et Los Angeles où le cinéaste vit actuellement, univers ultramoderne et branché dans lequel évolue le personnage de Susan Morrow. Toutefois Nocturnal… ne se contente pas de jouer avec la superposition narrative de deux histoires. C’est bien plus une exploration sophistiquée et brutale du désir, de l’ambition et de la complaisance mais aussi de l’extrême solitude, quasi dépressive de Susan doublée de la perception de la médiocrité de son travail (les images du générique en attestent pleinement) ou encore des stéréotypes de masculinité dans la culture américaine auxquels tant Tony qu’Edward ne correspondent pas franchement. Le premier est complètement désemparé face à la hargne de ses agresseurs, le second est considéré par Susan, alors qu’ils sont en couple, comme un romantique fragile et même faible…
Ce qui impressionne dans le nouveau Tom Ford, c’est la virtuosité de la mise en scène et la manière dont le cinéaste s’empare de la fiction dans la fiction et des variations sur le temps d’un récit double et triple qui s’emboîte brillamment. Les séquences nocturnes sur la route désolée du Texas font rapidement froid dans le dos et suscitent un véritable inconfort. Et il en ira de même, plus tard dans l’aventure, lorsqu’un flic solitaire et malade prendra l’enquête en charge pour la faire dériver gravement. Avec subtilité, Tom Ford joue aussi sur les flash-back. Alors qu’elle est encore avec Edward, Susan, assise dans un canapé rouge, exprime son désintérêt pour le roman auquel Edward travaille et le blesse cruellement… Il n’est pas surprenant alors que les deux êtres que, dans le roman, Tony (et Edward, l’auteur) aime le plus, soient retrouvés, morts, sur… un canapé rouge.
Enfin, le cinéaste a peaufiné ses personnages et a trouvé des interprètes magnifiques pour les incarner. Amy Adams est superbe en Susan hiératique, sensuelle mais au bout du rouleau. Une fois de plus, Jake Gyllenhaal offre un jeu de haut vol, changeant quasiment de tête aux différents temps de l’action. Michael Shannon est parfait en policier perdant doucement le sens de la loi. Pour les agresseurs de la nuit texane, Tom Ford a choisi de beaux visages (Aaron Taylor-Johnson ou Karl Glusman, vu naguère dans Love de Gaspar Noé) plutôt que les classiques tronches de malfaisants.
Réflexion d’un homme de l’art sur la vacuité de la beauté et de ses faux semblants, Nocturnal Animals (c’est aussi le surnom donné par Edward à Susan à cause de ses insomnies récurrentes) est une oeuvre glacée envahie par la nuit des sentiments. Personne ne sort indemne de ce thriller où l’on assiste à une double vengeance. Et la plus terrible n’est pas forcément celle que l’on croit.
NOCTURNAL ANIMALS Thriller (USA – 1h57) de Tom Ford avec Amy Adams, Jake Gyllenhaal, Michael Shannon, Aaron Taylor-Johnson, Isla Fisher, Karl Glusman, Armie Hammer, Laura Linney, Michael Sheen. Dans les salles le 4 janvier.