Les délices de Belqas
La dernière fois que nous avions retrouvé l’Egypte au cinéma, c’était à la mi-septembre avec Clash… Nous étions alors brutalement embarqués à bord d’un fourgon de police pour un violent huis clos orchestré par Mohamed Diab qui rendait ainsi compte de la situation du pays à l’été 2013 lorsque les Frères musulmans et les tenants de la Révolution s’affrontaient au Caire… Avec Le ruisseau, le pré vert et le doux visage, c’est dans une autre Egypte que Yousry Nasrallah nous entraîne. Alliant une touche de Bollywood pour un petit côté dansant et des couleurs flashy avec une romance où tout n’est que plaisir (notamment de la chère) et désirs, l’ancien assistant du grand Youssef Chahine distille le charme, un rien suranné, d’une comédie épicurienne. Mais forcément, dans un pays où le débat tourne autour de l’austérité et de la religion, parler de personnages qui savourent la vie dans tous ses bonheurs, cela revient pour le cinéaste à délivrer un « geste politique ».
Installé depuis des années à Belqas, petite ville au nord-est de l’Egypte, Yahia Al-Tabakh est à la tête d’une petite affaire florissante qui assure de grands banquets dans des cérémonies de fête. Refaat, le fils aîné, est le chef en titre et a hérité de son père de vrais talents de cuisinier. Il est secondé par son jeune frère Galal, un dragueur impénitent, qui a fait de la prison après avoir fui l’armée et s’être battu avec un officier. Avec des membres de la leur famille, des amis nombreux, ce trio mène bien sa barque. C’est lors d’un mariage où les Al-Tabakh sont au four et au moulin que s’ouvre Le ruisseau, le pré vert et le doux visage…
Alors que la fête se met en place, que les VIP -jolie galerie de politiciens et de militaires- arrivent, que l’on s’active en coulisse autant pour préparer les plats que pour organiser le show musical, Nasrallah entreprend une revue de détail de son petit monde. D’autant que, dans l’air, flotte un parfum de désirs et d’intrigues. Manipulé par sa riche épouse, Farid Abu Rayya, qui offre la fête, entend bien y caresser dans le sens du poil tous les hommes de pouvoir dont il pense avoir bientôt besoin pour ses projets. Mais, propriétaire d’une grande étable et homme d’affaires sans scrupules, il voudrait bien aussi mettre la main sur la petite entreprise des Al-Tabakh… Tandis qu’un choeur chante « Dorlote-moi sur un lit de pétales de rose… », tout ce microcosme est la proie de désirs puissants et incessants. Galal courtise l’aguicheuse Hosneya qui se refuse à lui mais en lui tendant constamment ses lèvres alors que la belle Karima, nièce de Yahia, ne parvient plus à masquer ses sentiments pour Galal. Quant à Refaat, s’il fréquente Kiki, la danseuse au grand coeur, il est transi d’amour pour la plantureuse Shadia, une femme revenue au pays après un séjour à Dubaï mais qui appartient à une classe sociale supérieure aux Al-Tabakh. Comme la passion passe aussi par le ventre, Refaat concocte pour la belle une mezilikia de derrière les fagots. On tient la recette à votre disposition.
Pour ses deux premiers tiers, le dernier film de Nasrallah (on se souvient bien de Femmes du Caire en 2009 et de Après la bataille en 2012) se déroule presque en temps réel pendant le mariage et la bonne chère y est l’une des belles manières de séduire, de communiquer le désir amoureux, de partager le plaisir et, pourquoi pas, de railler les riches, ainsi lorsque Farid exige que les boulettes de viande soient enveloppées dans des papillotes en alu. Au risque de les faire se déliter. Et puis la nourriture a aussi le don de faire tomber les barrières. Shadia (Laila Eloui, une grande star égyptienne) n’est pas insensible à la passion de Refaat. Elle est pleine d’admiration aussi devant sa mezilikia même si elle refuse d’y toucher. Mais lorsqu’elle succombe à la gourmandise, on comprend qu’elle ne résistera plus longtemps à Refaat. A cet instant du récit, on mesure aussi, en creux, l’impressionnante frustration sexuelle qui est le lot des mâles égyptiens…
Dans sa dernière partie, Le ruisseau… prend une tournure plus brutale avec le meurtre d’Ashour dont le cadavre ensanglanté est abandonné au bord d’une route. Immédiatement, le film résonne avec l’Egypte d’aujourd’hui et ses disparitions violentes. Mais si la lecture politique du film est évidemment possible, on peut préférer voir dans Le ruisseau, le pré vert et le doux visage un conte intemporel, sensuel et gourmand. Avec humour, Nasrallah observe qu’il y a même une femme malfaisante tapie dans une grande maison semblable à celles des sorcières de Disney.
Les trois éléments du titre forment ensemble une image codifiée du paradis dans la poésie arabe. Yousry Nasrallah nous propose un hymne au plaisir, à la beauté, à la jouissance et à l’harmonie. Et qu’importe, si les protagonistes du film finissent tous dans un fossé rempli d’eau boueuse. Après tout, c’était pour échapper aux abeilles excitées par la méchante sorcière. Et d’ailleurs, ils rient tous de l’aventure.
LE RUISSEAU, LE PRE VERT ET LE DOUX VISAGE Comédie dramatique (Egypte – 1h55) de Yousry Nasrallah avec Laila Eloui, Menna Shalaby, Bassem Samra, Ahmad Daoud, Alaa Zenhom, Sabrine, Zeina Mansour, Mohamed Sharnouby, Mohamed Farrag. Dans les salles le 21 décembre.