Le combat d’Irène Frachon contre le Médiator
« A force de voir des valvulopathies partout… » Le docteur Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, soupire… Et si elle se trompait quand elle pense qu’il y a un lien direct entre une série de morts suspectes de patients atteints de maladies cardiaques et la prise d’un médicament commercialisé depuis trente ans déjà, le Mediator?
Avec La fille de Brest, Emmanuelle Bercot s’empare d’un scandale sanitaire qui avait, dans les années 2007-2010, secoué la France au même titre que, quelques années plus tôt, l’affaire du sang contaminé. Cependant, il n’est pas nécessaire de connaître les péripéties et les rebondissements de l’affaire du Mediator pour prendre plaisir à suivre cette aventure « médicale » qui est aussi -surtout?- un magnifique portrait de femme.
Pour rafraîchir les mémoires, rappelons que le Mediator, mis au point par les laboratoires Servier, est un médicament présenté comme un antidiabétique utilisé comme coupe-faim et qui a été commercialisé à partir de 1976. Jusqu’à son retrait en 2009, 145 millions de boîtes ont été vendues et plus de 5 millions de personnes en ont consommé en France. Les premières alertes à propos du benfluorex, principal composant du Mediator, sont apparues au cours des années 1990. Il est interdit dans les préparations en pharmacie dès 1995 mais le Mediator, lui, reste en vente en France alors qu’il est retiré par Servier des marchés suisse, espagnol ou italien. En France, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) ne publie d’abord en 2007 qu’une simple recommandation de ne pas prescrire le Mediator comme coupe-faim…
C’est alors, en février 2007, qu’Irène Frachon alerte l’Afssaps sur les risques d’accidents cardiaques liés à la consommation du médicament. Le Mediator est retiré de la vente le 30 novembre 2009. Une étude réalisée par la Caisse nationale d’assurance maladie à partir de cas d’un million de diabétiques conclut, en octobre 2010, à une multiplication par quatre du nombre de valvulopathies chez les patients traités avec le Mediator.
Ces dernières années, Emmanuelle Bercot (également couronnée en 2015 à Cannes pour son interprétation dans Mon roi de Maïwenn) a réalisé des films remarqués, qu’il s’agisse de Elle s’en va (2013) et de La tête haute (2015), deux portraits de femmes, incarnées dans les deux cas par Catherine Deneuve, d’abord en restauratrice lâchant prise pour redonner du sens à sa vie et ensuite en juge pour enfants bataillant pour sortir un gamin difficile de la mouise.
Avec Irène Frachon, la cinéaste a trouvé un magnifique personnage à l’énergie éclatante et débordante, préoccupée de la santé de ses patients au point de partir en guerre contre l’un des plus grands laboratoires français. Emmanuelle Bercot filme Irène Frachon comme l’aurait fait le cinéma américain, impulsant à sa mise en scène le rythme soutenu et palpitant d’un thriller. La réalisatrice cite volontiers le Erin Brockovich (2000) de Steven Soderbergh comme une référence absolue. De fait la chômeuse américaine fagotée comme l’as de pique et incarnée par Julia Roberts partage avec la pneumologue bretonne une même foi dans un juste combat.
Film linéaire, balisé par les principales dates de l’affaire, La fille de Brest se regarde comme un efficace polar où une femme ordinaire, une praticienne attentive et emphatique se transforme en lanceuse d’alerte et en héroïne hors du commun. Au départ, Irène Frachon a la conviction que quelque chose « cloche » avec le Mediator mais elle ne mesure pas vraiment dans quel redoutable engrenage, elle (et ceux qui la soutiennent au CHU de Brest) vont se retrouver… Emmanuelle Bercot raconte alors, avec une fluidité et un allant remarquables, les débats entre médecins sur la manière d’alerter les institutions nationales de santé et de mettre un terme aux agissements du laboratoire.
Dans ce film qui s’ouvre sur une impressionnante séquence d’opération à coeur ouvert (et qui contient aussi une autre séquence, tout aussi bouleversante, d’autopsie) elle montre Irène Frachon essuyant le mépris des pontes de Servier renvoyant, avec une rare condescendance, la petite toubib bretonne à ses patients provinciaux. Elle détaille les affres du professeur Le Bihan (Benoît Magimel, très bien) confronté à une collègue appréciée mais qui ne suit pas les règles normales de l’étude clinique parce qu’elle veut avancer sans cesse, quoi qu’il en coûte, histoire de « coller un maxi-pétard dans le cul du labo… »
Emmanuelle Bercot ne néglige pas, dans son récit, la place de la famille, joyeusement… musicale, du docteur Frachon, les relations des médecins avec les laboratoires (Irène Frachon confie: « Moi aussi, je collabore avec les labos et je crois à l’innovation thérapeutique ») mais aussi les manoeuvres de Servier pour continuer à commercialiser le Mediator en adressant, à des médecins généralistes, des courriers rassurants sur le médicament. Elle évoque aussi la sortie du livre Mediator 150 mg publié par un « petit » mais accrocheur éditeur breton et aussi la place tenue par les médias dans l’explosion de l’affaire. Elle joue encore la carte de l’enquête secrète avec le rôle d’une « Gorge profonde » (à l’instar de celle qui renseignait Woodward et Bernstein sur le Watergate dans Les hommes du président) qui apportera in fine à Irène Frachon les statistiques sur le nombre de morts causées par le Mediator…
Pour habiter ce portrait de femme, il fallait une comédienne d’exception. La cinéaste l’a cherchée longtemps jusqu’au moment où Catherine Deneuve lui parla de Sidse Babett Knudsen, la premier ministre Birgitte Nyborg de la série danoise Borgen… dont la vraie Irène Frachon est une grande fan!
Vue récemment dans L’hermine et Inferno, Sidse Babett Knudsen, présente dans quasiment tous les plans du film, est un véritable volcan d’énergie! Son Irène Frachon est naturelle, spontanée, émotive aussi, pas politique pour un sou et douée d’une grande joie de vivre. C’est aussi une femme qui, parfois, a peur pour elle et sa famille mais à laquelle son ami Le Bihan dit: « Il n’y a pas de vrai combat sans peur. Tous les résistants ont eu peur ». Mais la battante reprend le dessus, façon rouleau compresseur. Quitte à être injuste, voire blessante dans sa volonté d’aller de l’avant. Elle affirme, de sa langue fleurie: « On se bat pour les malades. On va au carton et on arrête de se regarder le nombril ».
Taraudée parfois par le découragement mais portée par un vrai courage, Irène Frachon est allée au bout de son combat contre le Mediator. Avec sa manière de mettre les pieds dans le plat, elle a montré que des centaines de morts auraient pu être évitées si Servier et les autorités sanitaires avaient correctement fait leur travail de pharmacovigilance. A ce jour, le procès au pénal n’a toujours pas eu lieu.
Même si on ne comprend pas tout des explications médicales, La fille de Brest est un thriller citoyen à voir sans délai!
LA FILLE DE BREST Drame (France – 2h08) d’Emmanuelle Bercot avec Sidse Babett Knudsen, Benoît Magimel, Charlotte Laemmel, Isabelle de Hertogh, Lara Neumann, Philippe Uchan, Patrick Ligardes, Olivier Pasquier, Gustave Kervern, Pablo Pauly. Avertissement: Des scènes, des propos, des images pouvant heurter la sensibilité des spectateurs. Dans les salles le 23 novembre.