La survivante, son double et l’amour impossible
Une route de forêt dans la nuit… Une voiture s’avance sur un barrage tenu par l’armée américaine. Un soldat braque sa lampe sur la conductrice, l’interroge sur sa belle voiture (« Elle a survécu en Suisse… ») et avise la passagère à la tête complètement revêtue de bandages maculés de sang. « Montrez-moi votre visage! » exige le soldat. « C’est une rescapée des camps », plaide la conductrice. Le militaire ne veut rien entendre. La caméra reste sur le visage du soldat qui se décompose et lâche un « Sorry » étranglé…
Avec cette séquence qui précède le générique de Phoenix, le réalisateur allemand Christian Petzold plante le décor d’un drame où, dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, il sera question des survivants de l’Holocauste mais aussi, voire, surtout d’amour et d’identité.
Alors même que l’on célèbre le 70e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, Phoenix sort, avant même l’Allemagne, sur les écrans français. Christian Petzold partage le point de vue de Theodor Adorno qui disait qu’il « n’y a plus de poésie après Auschwitz » et le cinéaste estime qu’on ne peut raconter Auschwitz.
Si l’idée initiale du film est venue du roman d’Hubert Monteilhet Le retour des cendres, c’est la lecture d’Une expérience d’amour, un texte d’Alexander Kluge, qui a amené le film à se faire. L’histoire de Ein Liebensversuch se déroule dans le camp d’Auschwitz. Des médecins nazis épient, à travers les murs d’une chambre close, un couple qui, selon leurs dossiers, était passionnément amoureux. Ils attendent que les deux amants fassent l’amour. Le but est de savoir si la femme a bien été stérilisée. Les nazis utilisent du champagne mais aspergent aussi le couple d’eau glacée en espérant que le besoin de se réchauffer les fera se rapprocher. Mais rien ne se passe. Les amants ne se regardent pas. « D’une étrange façon, note Petzold, l’échec des nazis se révèle être une victoire de l’amour, un amour perdu qui ne pourra pas être ravivé par ces criminels ».
Phoenix pose la question: est-il possible de sortir du gouffre nihiliste creusé par les nazis et de reconstruire des émotions, l’amour, la compassion, la vie même… Insoumise, définitivement éprise de Johnny, Nelly Lenz refuse d’admettre que l’amour est anéanti. Alors de la même manière que les médecins ont reconstruit son visage, Nelly va tout mettre en oeuvre pour reconstruire son amour. Et cela même si Johnny, retrouvé dans les décombres de Berlin, affecte se de ne pas reconnaître son épouse… Mais, après tout, cela n’a guère d’importance car Nelly, fantôme ressurgi de l’au-delà, connaît la puissance de l’amour et rien ne pourra la faire dévier de son désir… Pas même les soupçons de trahison de Johnny soulevés par Lene, sa meilleure amie, employée de l’Agence juive, qui leur prépare un avenir ailleurs, du côté d’Haïfa ou de Tel Aviv…
Dans Phoenix, Christian Petzold orchestre donc l’étrange ballet de Johnny et de Nelly. Le premier est convaincu que sa femme a disparu dans la tourmente nazie. L’apparition de Nelly devient une occasion de la faire « revivre » mais aussi, très trivialement, de pouvoir récupérer son héritage… « Faites-vous passer pour ma femme! » propose Johnny. Alors, dans un jeu étrange, à la fois douloureux et fascinant, Nelly va devenir son propre double. Elle accepte de jouer le jeu, quasiment fétichiste, de la robe rouge ou des escarpins achetés autrefois à Paris… Et la mise en scène ira jusqu’à un retour de la survivante des camps dans une gare où l’attendent sa famille, quelques amis et Johnny.
Très dépouillé, à l’exception des brèves séquences dans le cabaret Phoenix qui, elles, font singulièrement songer à l’univers coloré et baroque de Rainer Werner Fassbinder, Phoenix repose sur un face-à-face entre deux comédiens que Christan Petzold avait déjà dirigé, en 2012 dans son magnifique Barbara. Une fois de plus, Ronald Zehrfeld et Nina Hoss sont remarquables d’émotion contenue.
Revenue à la vie, Nelly redevient aussi, le temps d’une ultime séquence, la chanteuse qu’elle fut. Avec Johnny au piano, elle interprète « Speak Low », une chanson écrite en 1943 par Kurt Weill pour la comédie musicale One Touch of Venus. Tandis que Nelly chante que « l’amour est une étincelle perdue dans l’obscurité », Johnny comprend enfin, d’un regard, la vérité. Nelly sait-elle alors si Johnny l’a réellement aimée ou s’il l’a trahie? Qu’importe, pour Nelly, le souvenir de l’amour est désormais plus fort que tout.
PHOENIX Drame (Allemagne – 1h38) de Christian Petzold avec Nina Hoss, Ronald Zehrfeld, Nina Kunzendorf, Trystan Pütter, Michael Maertens, Imogen Kogge, Felix Römer, Uwe Preuss. Dans les salles le 28 janvier.