Alan Turing et son étrange machine
Le génie, surtout méconnu, volontiers malmené et, plus que tout, insupportablement irascible, est -forcément?- un beau personnage de cinéma. C’est évidemment ce que se sont dit les producteurs d’Imitation Game, récit de la vie difficile d’Alan Turing, inventeur de cette mystérieuse machine qu’on nomme aujourd’hui ordinateur.
Dans les années 20, Alan Turing est un adorable gamin tellement doué en maths qu’il passe son temps au collège à envoyer des messages (notamment d’amour) codés à son meilleur ami et voisin de classe. Dans les années 50, Alan Turing est un homme abattu. Accusé d’attentat à la pudeur à cause de son homosexualité (en Angleterre, l’homosexualité sera un délit jusqu’au milieu des années 60), il a accepté une castration chimique pour échapper à la prison. Il mettra fin à ses jours en 1954 à l’âge de 41 ans.
Entre ces deux moments de son existence, Alan Turing devint, durant la Seconde Guerre mondiale, l’homme qui perça le secret d’Enigma, la machine de cryptage allemande, réputée inviolable. Ce faisant, Turing changea le cours de l’Histoire en réduisant d’au moins deux ans la durée du conflit et en évitant des milliers de morts supplémentaires…
Mais si la course contre le temps de Turing et d’une improbable équipe de savants, linguistes, champion d’échecs et agents secrets, est bien au coeur d’Imitation Game, c’est pour le portrait d’Alan Turing que le film réalisé par le Norvégien Morten Tyldum, mérite l’attention. Dans l’Angleterre du Blitzkrieg, Alan Turing, éminent mathématicien, adepte de la course à pied et professeur à Cambridge, s’installe sans autre forme de procès dans le bureau du commandant Denniston, le directeur de Bletchley Park. En apparence, c’est une usine qui fabrique des radios. Dans la réalité, c’est le discret centre où les cryptanalystes britanniques s’épuisent en vain à tenter de décoder les messages nazis. Pas forcément content de lui mais certain de son talent, Turing est du genre à dire à Denniston qu’il ne comprend rien à rien. Autant dire que le dit commandant, s’il embauche Turing, va prendre le matheux en grippe.
Mais Alan Turing, par l’entremise de Stewart Menzies, le redouté patron du MI6, les services secrets britanniques, obtiendra (difficilement quand même) les moyens de mener à bien son entreprise. En l’occurrence « craquer » Enigma. Mais pour cela l’intelligence humaine est insuffisante et Turing élabore une machine complexe. Mais dont les résultats se font attendre…
Révélé par Buddy (2003), un gros succès en Norvège, le cinéaste propose, ici, un film très soigné, notamment dans la reconstitution historique, qui mêle le biopic, l’étude de personnage et même le thriller. Si Alan Turing est une icône dans le milieu de la programmation, il est cependant un illustre inconnu pour le grand public. On va donc découvrir, dans Imitation Game, une personnalité hors du commun, à la fois génie et héros de guerre mais aussi intellectuel imbu de sa science ou outsider qui réalise ce que d’autres jugent superflu ou inutile. Benedict Cumberbatch apporte à Turing une sensibilité à fleur de peau, l’habitus d’un scientifique complexe et passionné et l’excentricité d’un original hyperdoué mais incapable de communiquer avec les autres.
Pour arriver à s’imposer et à imposer sa machine, Alan Turing devra affronter les militaires, composer avec les services secrets, se défaire plus tard de la police qui le suspecte d’être un espion soviétique et enfin taire son homosexualité. Il recevra l’aide de Joan Clarke, mathématicienne de talent qui présente toutes les qualités qui font défaut à Turing. Elle se fiancera même avec lui pour donner brièvement le change d' »une vie normale ».
Entouré de bons comédiens, dont Keira Knightley en Joan Clarke, Benedict Cumberbatch est omniprésent à l’image. Le Londonien de 38 ans a été rendu célèbre par le personnage de Sherlock Holmes dans l’adaptation de la BBC et on l’a vu notamment dans La taupe (2011), Twelve Years a Slave (2013), Un été à Osage County (2013) ou Le 5e pouvoir (2013) où il incarnait Julian Assange. Le regard très clair, presque délavé, il est un Alan Turing déterminé et obstiné, parfois maladroit mais tout à fait inoffensif, un marginal aussi auquel on niera le droit à sa différence. Turing correspond parfaitement à ces mots que l’on entend plusieurs fois dans le film: « Ceux dont on n’attend rien sont ceux qui font des choses auxquelles nul ne s’attend. »
IMITATION GAME Drame (USA – 1h55) de Morten Tyldum avec Benedict Cumberbatch, Keira Knightley, Matthew Goode, Mark Strong, Rory Kinnear, Charles Dance, Allen Leech, Matthew Beard, Alex Lawther. Dans les salles le 28 janvier.