Chômeur, inutile et en colère
« Je suis juste un homme. Rien de plus. Rien de moins. » Les mots de Daniel Blake, le dernier (anti)-héros de Ken Loach, résonnent longtemps dans la tête du spectateur alors qu’il s’éloigne, étourdi, marqué, anéanti même, de la salle obscure. Ces mots-là sont d’une simplicité désarmante, d’une force aussi qui empêche de passer outre. Des mots qui sonnent étrangement quand on se souvient de ces autres -ubuesques, eux- qui ouvrent Moi, Daniel Blake. Sur fond noir, tandis que se déroule le générique du nouveau Loach, on entend en effet le dialogue entre Daniel Blake et une professionnelle de santé (sic) qui l’interroge, par exemple, sur sa capacité à lever le bras comme pour mettre un chapeau ou à appuyer sur un bouton alors même que Blake a été atteint d’une crise cardiaque. Et les questions se suivent, plus déroutantes et plus absconses les unes que les autres. Mais lorsque notre homme ose observer qu’on s’éloigne singulièrement de son problème de santé, la réplique fuse comme une menace…
Lorsqu’au mois de mai dernier, Ken Loach décrocha sa seconde Palme d’or sur la Croisette, certains tordirent le nez. Le cinéaste anglais de 80 ans n’avait-il pas dit qu’il arrêtait de faire du cinéma après Jimmy’s Hall (2014)! Et puis quoi, il avait eu son bâton de maréchal en 2006 avec Le vent se lève… Et enfin, il y a tant de talents, en ce printemps 2016, à récompenser. Songeons à Maren Ade et son enthousiasmant Toni Erdman, Bruno Dumont et son délirant Ma Loute, Almodovar, toujours en quête de Palme (d’accord, ce n’est pas un argument), et Julieta ou encore le prodige Xavier Dolan et l’excellent, au demeurant, Juste la fin du monde…
Oui mais voilà… Quand on a vu I, Daniel Blake, on peut comprendre sans peine que le jury de George Miller ait décidé de cette Palme-là. Parce que l’engagement de Loach n’a pas pris une ride, que son propos est d’une brûlante actualité et que le 7e art est aussi là pour dire des choses qui méritent simplement d’être dites. Alors, on objectera que Loach se répète, voire ne finit pas de se répéter. Mais peut-être est-ce aussi parce que l’humiliation des petites gens ne finit pas, elle aussi, de se répéter.
Mais gare, Moi, Daniel Blake ne saurait se résumer à un tract militant tourné par un cinéaste connu pour ses sympathies (très) à gauche. Non, cette histoire est une chronique intime à hauteur d’homme, le combat, qu’on devine perdu d’avance, d’un type seul contre une machine d’Etat qui broie sans états d’âme les pauvres et les prétendus inutiles. Même la force et la joie de vivre de Blake n’y changeront rien. Avec une formidable empathie, Loach, une fois de plus, prend le parti des faibles contre les puissants. On se dit bien un peu, au départ, qu’il va encore nous faire pleurer avec cette aventure d’un charpentier lambda de 59 ans se bagarrant tout bêtement pour survivre. Et puis, parce que Daniel Blake est un homme debout, un citoyen qui refuse d’être humilié et estime qu’il mérite le respect même s’il est demandeur d’emploi, on se laisse emporter par ce récit de fiction qui va puiser son inspiration dans les enquêtes que Loach et son fidèle scénariste Paul Laverty ont menées, notamment, sur le complexe système britannique des aides sociales mais aussi dans les banques alimentaires qui reçoivent de plus en plus de travailleurs pauvres incapables de joindre les deux bouts.
Dépassant des enquêtes qui pouvaient leur fournir des centaines d’intrigues, le cinéaste et le scénariste se sont attachés à peaufiner, avec Daniel Blake, un personnage d’artisan charpentier qui, pour la première fois de sa vie, est contraint, pour cause de soucis cardiaques, d’avoir recours à l’aide sociale et qui, de ce fait même, va être confronté aux affres kafkaïennes de l’administration, aux évaluations aberrantes ou à la cruauté d’un système qui donne clairement l’impression d’être là pour sanctionner et mettre à l’amende les plus vulnérables. Avec le personnage de Katie Morgan, femme paumée et mère célibataire de deux enfants, contrainte d’accepter un logement à 450 kms de chez elle pour éviter d’être placée en foyer d’accueil, Daniel Blake va croiser une sorte d’alter ego plus jeune et trouver une bonne raison de ne pas se laisser abattre et mieux encore de laisser éclater sa colère…
A Cannes, en recevant sa Palme, le cinéaste de Raining Stones, Bread and Roses, The Navigators ou It’s a Free World, dont le radicalisme politique et les sympathies marxistes ont souvent fait polémique en Grande-Bretagne, a estimé que « le monde se trouve dans une situation dangereuse » et d’ajouter: « Nous sommes au bord ‘un projet d’austérité, qui est conduit par des idées que nous appelons néo-libérales qui risquent de nous mener à la catastrophe. Ces pratiques ont entraîné dans la misère des millions de personnes, de la Grèce au Portugal, avec une petite minorité qui s’enrichit de manière honteuse… »
Grâce notamment à deux bons comédiens britanniques, Dave Johns, digne cousin du chômeur de My Name is Joe, et Hayley Squires, héritière de toutes ces femmes malmenées ou exploitées que l’on croise souvent chez Loach, Moi, Daniel Blake s’impose comme un beau fleuron dans la filmographie du cinéaste anglais. Evidemment, les connaissances de Blake, son jeune voisin, ses quelques amis sont quasiment tous des personnages attachants et solidaires alors que le personnel de Pôle Emploi a des airs de garde-chiourme, de nervis en chemise blanche ou alors d’employées étouffées par une hiérarchie qui les oblige sinistrement à faire du chiffre…
S’appuyant sur trois valeurs fondamentales (se nourrir, se loger, se chauffer), le film, bien dans le style naturaliste de Loach, choisit quasiment l’épure pour aller à l’essentiel, atteindre l’os, appuyer là où ça fait mal. Cela même si Loach réussit encore à nous faire sourire en montrant Blake se débattant avec internet ou en dénonçant les interminables attentes téléphoniques des centres d’appel et leur insupportable musique d’ascenseur qui doit faire se retourner dans sa tombe le Vivaldi des Quatre saisons. Mais la séquence de la banque alimentaire où, sous les yeux de Daniel Blake et de ses enfants, Katie Morgan craque après avoir tenté de donner, une fois de plus, le change, mérite d’entrer dans le panthéon des plus beaux moments du cinéma social.
Ken Loach pense qu’« autre chose est possible. Un autre monde est possible et nécessaire ». On sait que le cinéma ne change pas le monde mais on pense que Moi, Daniel Blake, par l’émotion magnifique mais retenue qu’il distille, est un film nécessaire. Parce qu’il nous remue…
MOI, DANIEL BLAKE Drame (Grande-Bretagne – 1h37) de Ken Loach avec Dave Johns, Hayley Squires, Dylan McKiernan, Briana Shann, Sharon Percy. Dans les salles le 26 octobre.